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à propos | historique | doctrine | la zâwiya | Les musiciens | le rituel de transe | le pèlerinage | photos | vidéo

LE RITUEL DE TRANSE :

LA LILA

Le rituel de transe des Aïssâwa est une cérémonie domestique nocturne appelé lîla, qui signifie littéralement « nuit ». Le terme de lîla est commun à différents groupes confrériques maghrébins (tels que les Gnawa, les Hamadcha ou les Jîlala) ; animée par les Aïssâwa, cette soirée est souvent appelée « nuit Aïssâwa » (lîla Aïssâwiyya) ou parfois même et depuis peu au Maroc, « nuit soufie » (lîla sûfiyya).

Origine

Selon les Aïssâwa intérrogés, cette cérémonie n’a pas été établie ni même pratiquée par le fondateur de la confrérie, le Chaykh al-Kâmil. Certains muqaddem-s pensent qu’elle est apparue au 17ème siècle sous l’impulsion d’un disciple (Sîdî ‘Abderrahmân Tarî Chentrî) ou au 18ème siècle sous l’influence d’autres chaykh-s marocains célèbres pour leurs pratiques extatiques (Sîdî ‘Ali ben Hamdûch ou Sîdî al-Darqâwî).

Situation actuelle

Aujourd’hui les cérémonies des Aïssâwa sont organisés principalement à la demande de sympathisants de la confrérie, qui sont surtout des femmes. Ce sont elles qui composent véritablement la clientèle principale des orchestres de la confrérie. Les Aïssâwa étant censé apporter la baraka, les motifs d’organiser une cérémonie sont divers : célébration d’une fête musulmane, mariage, naissance, circoncision, exorcisme, recherche de guérison ou contact avec le divin par l’extase.

Le rituel est proposé à l’identique par tous les groupes Aïssâwa et comprend des récitations de litanies mystiques (dhikr), des chants de poèmes spirituels (qasâ`id), un rituel d’exorcisme (mluk) et une séance de danse collective (hadra). Notons que certaines parties peuvent être allégées ou supprimées à l’initiative du muqaddem ou des clients en fonction du motif de la cérémonie.

La célébration d’une telle soirée est un événement en soi. Les hôtes des Aïssâwa mettent un point d’honneur à y inviter de nombreux convives et à servir un repas qui fasse honneur à l’événement. Les invités soignent particulièrement leur tenue vestimentaire. Le rituel permet de réunir des individus de différentes classes d’âges, de différents niveaux sociaux, des valides et des handicapés. La mixité des sexes est autorisée voire recherchée.

Les aspects ludiques de la cérémonie sont courants et revendiqués par les participants (rires, chants, danses) de même que les manifestations corporelles extatiques (danses de transe des membres du public, cris, pleurs). Ce fait place la cérémonie domestique à l’exact opposée des pratiques rituelles de la zâwiya-mère de Meknès où les aspects récréatifs sont usuellement interdits par les responsables du sancturaire.

De leur coté, les Aïssâwa accordent une grande importance à l’aspect technique et esthétique du rituel. Ils considèrent leur cérémonie comme un espace de sauvegarde de divers éléments artistiques, symboliques, religieux et historiques de la culture marocaine.

Description de la cérémonie

A l’heure actuelle, une lîla Aïssâwa s’étend tout au long de la nuit, elle débute vers 22.00 et se termine au petit matin. La cérémonie se divise en trois parties : le dhikr, les mluk et la hadra :

1. Le dhikr (la « remémoration ») : cette séquence comprend à la fois l’entrée (al-dakhla) des Aïssâwa au domicile des particuliers, la récitation collective de la litanie fondatrice de l’ordre (le hizb Subhân al-Dâ`im) et les chants de poèmes spirituels (qasâ`id) issues du répertoire liturgique de la confrérie.

2. Les mluk (les « possesseurs »): ce terme désigne une séance d’exorcisme animée par les Aïssâwa qui tentent de guérir, par leurs prières, la musique et les chants, une ou plusieurs personnes du public censées être possédées par des démons.

3. La hadra (la « présence ») : la rencontre avec la « présence » de Dieu est ici mise en scène par Aïssâwa au travers de danses collectives auxquelles participe le public.

Décrivons à présent ces trois parties

Le dhikr pour la paix du foyer

La première partie de la lîla est appelé par les Aïssâwa tout simplement dhikr . Elle englobe l’entrée (al-dakhla), la récitation du hizb Subhân ad-Dâ`îm, les prières d’invocations (fât`ha-s), les chants de poésies spirituelles (qasâ`id) et l’emprunt à d’autres confrérie (les chants de la Darqâwiyya, du Haddun et du Jîlaliyya) et au folklore local (les chants du Sussiyya, du Twatiyya et du Tahdira).

Le dhikr débute par l’entrée (dakhla) de la tâ`ifa dans le domicile des clients. Pour cela, les Aïssâwa, la maîtresse de maison, son mari, sa famille et les convives se placent tous à une dizaine de mètres de la maison. Ils sont rapidement rejoints par des voisins et des curieux qui prennent part au rassemblement. Les Aïssâwa se disposent spontanément avec les instruments de musique derrière le muqaddem, en rang et selon la disposition technique hâchiyya et zwâq (féminin et masculin). L’ordre est précis et invariable : d’abord les joueurs de tambours à baguettes (tbel-s), puis les joueurs de tambours digitaux (buznazen-s), les hautboïstes (reta-s) et enfin les trompes (nefîr-s). Les étendards (lallam-s) sont souvent portés par les enfants de la famille et placés en tête du cortège, près du muqaddem, entouré des membres de son groupe, de la maîtresse de maison et de son mari. Certaines femmes de la famille tiennent en main de longs cierges allumés et des récipients remplit d’eau, de lait ou de dattes qui font office de réceptacle de baraka, d’autres font brûler de l’encens (voir fig. 2). Deux musiciens disposent ensuite les étendards de part et d’autre de la porte d’entrée du domicile. Cet agencement est nécessaire pour, dit-on, éloigner les démons (jinn-s) et permettre la réception de la bénédiction (baraka). Lorsque toutes les personnes présentes sont attentives, Le muqaddem et ses musiciens, les paumes des mains vers le ciel, récitent alors une courte prière en hommage au Prophète répétée trois fois de suite sous les « you-yous » joyeux des femmes présentes :

« Paix et Salut sur toi, ô Envoyé de Dieu » (x 3)

Ecouter cette prière :

 

Dessin de la disposition initiale des participants :

Aussitôt après débute la marche du cortège en direction du domicile, la dakhla, l’entrée des Aïssâwa et l’apport de la baraka. La dakhla s’effectue avec le rythme du Rabbânî (« divin »), est lancé au signal du muqaddem qui déclame cette litanie :

« Dieu, comble de Ta grâce le saint Muhammad et accordes-lui la paix » (x 10)

Ecouter le début de la dakhla :

Avec cette prière réitérée par les musiciens à haute voix et jouée à l’unisson par les hautboïstes que le cortège débute solennellement la lente marche qui les conduit vers le domicile :

Dessin de l’entrée (al-dakhla) des Aïssâwa :

Ecouter la dakhla :

La tâ`ifa pénètre à l’intérieur de la maison environ quinze minutes après le début de la marche. Souvent, juste avant que les Aïssâwa n’y pénètrent, la maîtresse de maison répand sur le seuil de la porte de sa demeure quelques gouttes du lait contenu dans le réceptacle de baraka. Là encore, cette précaution semble être nécessaire pour éloigner à la fois les mauvais esprits (jinn-s) et le mauvais œil (‘ayn) et faciliter ainsi la réception de la baraka. D’après les Aïssâwa, le franchissement du seuil de la maison doit être effectué d’abord par les étendards puis du groupe de musiciens. C’est la raison pour laquelle le muqaddem, lors de la marche, fait un signe discret à deux membres de son groupe pour qu’ils se saisissent des étendards et qu’ils les disposent dans le salon et à l’endroit même où doit se dérouler la cérémonie. Arrivés à l’intérieur de la maison, les Aïssâwa soutiennent un tempo musical de plus en plus rapide. Le volume sonore et la vitesse de la musique favorisent l’apparition d’une ambiance festive et chaleureuse. Le public (composé d’hommes, de femmes, de vieillards et d’enfants) accueille la tâ`ifa avec joie. Les hommes dansent, les femmes frappent des mains et leurs « you-yous » ne laissent aucun doute sur l’aspect divertissant du moment. Certaines personnes de l’assistance se désinhibent totalement et montent sur les tables et les fauteuils pour chanter et danser. Les musiciens quant à eux restent imperturbables : ils doivent se concentrer sur la pratique musicale. Pour cela, ils ne se quittent pas de yeux afin que le tempo ne faiblisse pas et que la montée en accélération du rythme soit constante. Au bout de quelques minutes, certaines personnes du public se laissent aller à la transe. Le muqaddem surveille ce fait de très près et donne, à partir de cet instant, des indications musicales précises aux musiciens, comme par exemple stabiliser le tempo ou jouer plus fort. Les Aïssâwa les plus âgés, qui ne jouent plus d’instruments de musique et qui étaient jusqu’à présent au coté du muqaddem pendant le défilé, décident de réaliser à ce moment la danse (al-tahayur) du Rabbânî : main dans la main, ils se placent debout et en ligne (saf) face aux musiciens. En balançant leur buste d’avant en arrière sur le rythme ils récitent alors un dhikr illimité, une invocation de la permanence de Dieu :

« Dieu Eternel ! Dieu ! » (illimité).

Lorsque l’auditoire est particulièrement réceptif, le muqaddem fait signe aux musiciens de réciter une nouvelle invocation, très populaire que le public reprend en chœur :


« Levez-vous, levez-vous pour louer Dieu. O vous qui aimez l’Envoyé de Dieu. C’est une heure parmi les heures de Dieu. Le Prophète, l’Envoyé de Dieu y sera présent. » (x 3)

Arrive bientôt la fin de la dakhla qui est laissé à l’estimation du muqaddem. Lorsqu’il le décide, celui-ci joue, toujours avec un buznazen levé au ciel, une phrase rythmique immédiatement identifiable par tous les membres du groupe qui lui permet de stopper, d’une façon nette et précise, le tourbillon musical. Les femmes de l’assistance récitent alors immédiatement et à haute voix une courte prière pour le Prophète suivit d’une série de « you-yous » :


« Paix et Salut sur le Prophète de Dieu. Aucune gloire sinon celle du Prophète. Dieu est avec le Glorieux. »

Les membres de tâ`ifa, sans attendre que les femmes terminent cette oraison, posent les instruments au sol, se mettent en arc de cercle (al-halqa) et récitent entre eux la prière qu’ils ont prononcés quelques minutes avant dans la rue. Ce faisant, ils bouclant ainsi la boucle :

« Paix et Salut sur toi ô Envoyé de Dieu » (x 3)

Ecouter la prière de clôture de l'entrée :

 

Ainsi se termine la dakhla. Les Aïssâwa prennent place sur les canapés ou les sièges spécialement installés à leur intention dans le salon familial, entièrement réaménagé pour l’occasion. Ils sont disposés en arc de cercle, formant un périmètre sacralisé (al-hurm) qui doit être maintenu en état de propreté. Certains muqaddem-s insistent pour que les musiciens se déchaussent et laissent leurs babouches soit à l’entrée du domicile, soit sous les sièges afin de ne pas y apporter d’impuretés. La saleté est censée attirer les mauvaises pensées (waswas) et les démons (jinn-s) qui peuvent nuirent au bon déroulement de la cérémonie. Les Aïssâwa sont assis en arc de cercle et face à l’assistance et ont regroupé les instruments de musique à leurs pieds. Afin qu’ils puissent se désaltérer à leur guise, des verres et plusieurs bouteilles d’eau sont disposés sur des petites tables. L’un des musiciens ajuste les étendards de part et d’autre du groupe pendant que le « technicien son » règle les micros et les enceintes de sonorisation. Une fois son micro branché, le muqaddem offre des prières de bénédictions (du`â’-s) à la demande du public qu’il réalise à vois haute devant toute l’assistance en échange de quelques dirhams. Dans ses prières, il invoque l’aide de Dieu pour la guérison, la prospérité et la réussite de toutes les personnes présentes dans l’assistance. Les requêtes du muqaddem sont closes par de courtes oraisons (appelées fât`ha-s) que les musiciens récitent collectivement et à voix haute. Voici une fât`ha caractéristique récitée par le muqaddem :


« O mes frères, priez pour Monsieur (ou Madame)… (x 3)
Son bonheur surviendra grâce à nos invocations (x 3)
Abritons-le sous nos ailes (x3)
O enfants de l’Elu, le Cher (x 3)
Il n’y a de dieu que Dieu, Dieu ô Seigneur (x2)
O Dieu, guéris-nous (x1) »
(La dernière phrase est reprise par toute l’assistance)


A la fin de la séance de bénédictions, une personne du foyer distribue à tous les présents des verres d’eau et de lait ainsi que des dattes contenues dans les réceptacles de baraka utilisés lors de la dakhla. Il s’agit de bénéficier, par la consommation de ces aliments, des grâces et des faveurs divines provoquées par la présence des Aïssâwa. Les serveurs engagés par le traiteur sont vêtus d’un costume trois pièces type européen. Leurs va-et-vient sont incessants : tout au long de la lîla ils doivent porter des plateaux de pâtisseries, des limonades et du thé qu’ils proposent aux invités. Notons que la cérémonie est mixte et que la porte d’entrée du domicile reste constamment ouverte. Les participants peuvent entrer et sortir à leur aise et à n’importe quel moment tout au long de la soirée. Enfin assuré que la sonorisation ne sature pas, le muqaddem, sans attendre que le public face preuve d’attention, sort de sa poche son chapelet (subha) et déclame avec autorité la phrase d’ouverture l’oraison mystique caractéristique de la confrérie, le hizb Subhân al-Dâ`im.

La récitation du hizb Subhân al-Dâ`im


« Je cherche refuge auprès de Dieu contre Satan le maudit. Au nom de Dieu le Clément, le Miséricordieux. Que la bénédiction de Dieu soit sur notre seigneur et prophète Muhammad, le noble, l'élu, ainsi que sur sa famille et ses compagnons. »

C’est par cette formule coranique que les Aïssâwa récitent sans accompagnement instrumental l’oraison spirituelle connue de la totalité des affiliés, le hizb Subhân al-Dâ`im (la prière dite de la « Gloire à l’Eternel »). Une personne du foyer dispose de l’encens dans l’encensoir (al-mbakhra) placé au sol au centre du périmètre sacralisé. Elle place aussi un réceptacle de baraka (bouteilles ou tout autre récipient remplit d’eau) sur une petite table en face du muqaddem, car la récitation collective du hizb par les Aïssâwa est supposée apporter de très nombreux avantages et bienfaits spirituels, à la fois pour les membres de la tâ`ifa que pour les personnes di public.

Ecouter le hizb Subhân al-Dâ`im :

Cette longue oraison codifiée obéit à des règles linguistiques très strictes qui implique beaucoup de concentration. L’emploie d’un style vocal déclamatoire (répétition de certaines phrases deux ou trois fois, accentuation de mots) et achemine toujours vers une séance d’invocation collective à haute voix au cours de laquelle la chahâda, « Il n’y a de dieu que Dieu » (lâ ilâha illâ Allah) et le nom de Dieu (« Allah ») sont réitérés chacun 100 fois de suite par les Aïssâwa qui se frappent la poitrine en rythme. Cette phase spectaculaire semble attirer l’attention du public. Tout le monde se tourne vers la tâ`ifa et les femmes réagissent en redoublant de « you-yous ».

Ecouter le dhikr lâ ilâha illâ Allah :

 

Ecouter le dhikr Allah :

 

Après cette invocation collective, les Aïssâwa enchaînent sur un célèbre poème apprécié par l’assistance :

« Amen, amen, amen.
Amen ô Seigneur des mondes,
O le Miséricordieux, sois clément envers nous et nos parents.
Seigneur fait nous vivre heureux et mourir en martyrs,
Et ne nous éloigne pas du droit chemin.
O Seigneur ! Toi qui est sans égal dans l’Apparent et dans les Attributs,
Pardonnes-nous le passé et aides-nous pour l’avenir.
Par la grâce et la sainteté du Prophète Arabe, ô Seigneur des croyants, l’Adoré,
Guides-moi vers le paradis.
O Dieu ! Toi le Généreux, je n’ai personne d’autre que Toi,
O Seigneur ! Purificateur des cœurs, assainies mon cœur par ta bénédiction.
Que le Salut et la Paix éternelle de Dieu (x2)
Soit sur celui que Dieu a nommé, ô le cher Muhammad (x2). »

Ecouter ce poème :

Le muqaddem enchaîne aussitôt la récitation de la sourate d’ouverture du Coran, la Fâtiha, suivie d’une formule coranique engageant l’assistance à prier pour le Prophète :

« Certes, Dieu et Ses Anges prient sur le Prophète ; ô vous qui croyez priez sur lui et adressez-lui vos salutations (s.33/v.56). »

Ecouter la fatiha :

Les qasâ`id, le chant des poésies spirituelles

Le muqaddem et les musiciens, après s’être assurés du bon niveau sonore des enceintes, ouvrent, par cette prière, le chant des poésies :


« Seigneur, comble de Ta grâce le Saint Muhammad ainsi que sa famille (3x), et donnes-leur le Salut. »

Ecouter cette prière :

Les Aïssâwa considèrent leur propre répertoire de poésies (qasâ`id) comme un « signe distinctif » original et exclusif, inconnus des autres ordres religieux et même de la zâwiya-mère de Meknès. D’après eux, c’est sous l’impulsion des poètes du melhun que la pratique des chants spirituels fut peu à peu introduit dans le rituel, vers la fin du 17ème siècle. antées en idiome local ou en arabe classique, ces chants sont soutenus par un accompagnement instrumental (joué par cinq ta’rîja-s, la tassa, la tâbla et un bendîr) discret et chaloupé en deux temps appelé hadârî. Les thèmes des poésies chantées par les Aïssâwa sont les louanges à Dieu, au Prophète, au fondateur de la confrérie et à tous les saints (walî-s) de l’Islam. Le « récitant du dhikr » (dhekkâr), les musiciens expérimentés et le muqaddem se succèdent un à un pour chanter ces longs vers en soliste lors de la lunassa (« se tenir compagnie », voir fig. 5). La structure des poésies est composée de vers en rimes et du refrain, appelé la « lance » (harb, qui est aussi le titre de la chanson), reprise en chœur par la « chorale » des musiciens (le terme français « chorale » semble se substituer au mot arabe de raddada, « répétiteur »).

Liste des poésies chantées par les Aïssâwa lors du dhikr :

TITRE ARABE TRADUCTION AUTEUR
Al-‘azîz ya Muhammad Le Très Cher, ô Muhammad Ahmed Rablî (19ème s.)
Al-qâyal Celui qui parle L. ben Makhluf (19ème s.)
Al-hurm ya rassul Allah L’asile auprès de l’Envoyé de Dieu M. ben Msayeb (18ème s.)
Ben Aïssâ al-sultânî Ben Aïssâ le puissant Ahmed Rablî (19ème s.)
Ben Aïssâ al-ahmar Ben Aïssâ le rouge Driss ben ‘Ali (20ème s.)
Rahât al-arwât Le repos des âmes Driss ben ‘Ali (20ème s.)
Râqib al-Burâq La bienveillance de Burâq Ayub al-Mekkî (19ème s.)
Yâ manhu hâr O toi qui est dans la peine Ibrahim Dukâlî (20ème s.)
Hawl al-Qiyyâma La crainte du jour dernier Driss ben ‘Ali (20ème s.)
Qutb al-Kâmil le pôle de la perfection Ahmed Rablî (19ème s.)
Yâ manhu muslim O toi qui est musulman Ahmed Rablî (19ème s.)
Zâwagnâ fahmak Nous implorons ta protection Ibrahim Dukâlî (20ème s.)
Hluq al-Hâdî La naissance du Guide Ahmed Rablî (19ème s.)
Mwaffaq al-wrâ Couronné de succès Ahmed al-Kanduz (19ème s.)
Idrîssiyya Sarîra A Idriss le Petit Ibrahim Dukâlî (20ème s.)
Qâsd hurm al-Wâlî Je me dirige vers le refuge du Saint Ahmed al-Kanduz (19ème s.)
‘Asqîn sîdî rassûl Allah Vous qui aimez l’Envoyé de Dieu Ibrahim Dukâlî (20ème s.)
Subhân man Kram Gloire au Généreux Ahmed al-Kanduz (19ème s.)
Al-Wîssâya Le Conseil Driss ben ‘Ali (20ème s.)
Mahmad Rabbinâ al-‘Alî La compassion secrète de Dieu Ahmed al-Kanduz (19ème s.)
Yâ Lotf Allah al-Khâfî O Dieu, toi l’impénétrable Driss ben ‘Ali (20ème s.)
Al-Hamîn Le Soucieux Ibrahim Dukâlî (20ème s.)

 

Disposition de la tâ`ifa lors du dhikr :


Schéma du relais (lunassa) du chant des poésies :

Ecouter la poésie "Ben Aïssâ le puissant":

Le muqaddem décide seul et in situ de la sélection des poésies que le groupe va chanter. La durée d’un chant poétique s’étalant sur près de vingt minutes, les Aïssâwa n’en récitent pas plus que quatre au cours d’une même soirée. Il débute généralement par un poème en l’honneur du Chaykh al-Kâmil dont le titre est « ben Aïssâ al-sultânî »1. La fin (zarb) de chaque poésie prend a forme d’une séance de dhikr où le nom de Dieu est réitéré collectivement sur un rythme allant crescendo. Pour passer d’une poésie à l’autre, le récitant déclame un chant a capella exécuté en solo dans un style vocal appelé « campagnard » (mowal ‘arûbi). Lors de ce chant, les musiciens s’arrêtent de jouer : le soliste, sous l’attention de tous, récite des vers pré-écrits dont il varie simplement et à sa guise le mode mélodique (qsam), faisant alors étalage de son talent. Voici un exemple de mowal ‘arûbi chanté par les Aïssâwa :


Soliste : « O notre Père (x 3), ô Maître, ô notre Père. »
Musiciens : « Dieu ! »
Soliste : « Sa lumière éclaire les étoiles et la pleine lune,
Et l’éclat du soleil au crépuscule.
Louange à Celui qui lui a tout appris,
Celui qui lui a montré la Voie.
Le jour Dernier, les gens imploreront son secours,
Pour qu’il les absout des fautes qu’ils ont commises.
O croyants, priez pour le Prophète Muhammad Taha. »
Musiciens : « O croyants, priez pour le Prophète Muhammad Taha »

Ecouter le mowal :

Immédiatement après ces vers, les « you-yous » fusent et les Aïssâwa enchaînent en jouant des instruments de percussions et entament un nouveau poème. Le public semble beaucoup apprécier ces poésies chantées sur un rythme lent et sensuel. Chacun écoute avec attention et recueillement, certaines personnes frappent des mains pendant que d’autres dégustent thé et pâtisseries. Peu après, le muqaddem fait signe aux musiciens d’accélérer sensiblement le tempo et de jouer plus fort dans le but d’acheminer les poésies vers la répétition du nom de Dieu, le dhikr Allah. A partir de cet instant, les hommes et les femmes du public se lèvent pour danser, l’ambiance est chaleureuse et la bonne humeur se fait communicative. Les Aïssâwa sourient et invitent, par des clameurs, l’assistance se lever et à participer à la répétition du Nom de Dieu. Le mot « Allah », invoqué sans cesse, devient ensuite « llah », répété par tous pendant quelques minutes. Lorsqu’il le tempo arrive à une vitesse suffisamment élevé, le muqaddem joue, sur tâbla, la phrase rythmique signal qui stoppe immédiatement la musique. Les chants poétiques s’étalent sur près de cinquante minutes et s’achèvent par une très courte prière de bénédiction pour le Prophète récitée à cappella par les Aïssâwa. Le public se rassoit et retrouve ses esprits grâce à une courte pause de quelques minutes. Ce moment de répit permet aux Aïssâwa de se désaltérer avant de chanter d’autres poésies, appelées Darqâwiyya.

La Darqâwiyya, une célébration festive de l’amour au Prophète

Ecouter la Darqâwiyya :


La Darqâwiyya est une suite de chansons empruntée au répertoire de la confrérie des Darqâwa, fondée par Al-Arabî al-Darqâwî (m. en 1823 à Fès au Maroc). Connues aussi sous le nom de « l’asile auprès de l’Envoyé de Dieu » (al-hurm ya rassul Allah), ces chansons sont aujourd’hui devenu de véritables « hits » et connaissent un très grand succès, aussi bien auprès des Aïssâwa que du public. La darqâwiyya se déroule sur près d’une heure et ses paroles sont exclusivement vouées à la louange du Prophète et à la demande de son intercession auprès de Dieu. Lorsque le muqaddem et les musiciens la chantent, sur un rythme de percussions syncopé et tonique, l’atmosphère devient de plus en plus conviviale et la joie manifestée par l’assistance pousse les Aïssâwa à interagir avec les personnes du public : le muqaddem, qui sait faire preuve de communication, tend son micro aux personnes les plus réceptives et des éclats de rires fusent lorsque quelqu’un reprend le refrain avec les musiciens. Tout le monde frappe des mains et chante, tandis que les serveurs, toujours en plein travail et surchargés de plateaux, s’autorisent là un petit moment de détente pour écouter et participer. A la fin de la Darqâwiyya, le muqaddem fait signe aux musiciens d’accélérer le tempo pour parvenir au dhikr Allah. Des hommes rejoignent le groupe et se saisissent des instruments de musique qui se trouvent aux pieds des Aïssâwa pour participer à l’accélération du rythme. Le muqaddem fait signe aux musiciens de ne pas prêter attention aux « intrus » et de continuer de jouer en place. Lorsque le dhikr Allah est arrivé à son paroxysme, le muqaddem stoppe la musique par le signal rythmique qu’il joue au tâbla. Le public, ravi, applaudit vivement. Une pause plus longue que la précédente permet aux Aïssâwa de sortir prendre l’air quelques minutes, de fumer une cigarette et de se reposer un instant avant de retourner jouer deux morceaux très appréciés du public, le Sussiyya et le Twatiyya.

Le Sussiyya et le Twatiyya pour une ambiance festive

Le Sussiyya et le Twatiyya sont deux noms de rythmes issus du folklore marocain et interprétés par les Aïssâwa l’un à la suite de l’autre. Le rythme Sussiyya tire son nom de Souss, la région du sud Maroc d’où il est originaire. Très syncopé et joué d’entrée très rapidement par les Aïssâwa, son tempo ne varie pas. Les paroles débutent sur le thème de la mariée (la‘russa) et se prolongent sur un hommage à Moulay ‘Abdallah Chérif, le fondateur de la confrérie marocaine Wazzâniyya (fondée à Wazzâne au 18ème siècle). Le Twatiyya est un rythme totalement différent, issu de la région du Twat au nord-ouest du pays. Ressemblant fortement au rythme des Gnawa appelé gnawî, il est, à l’inverse du Sussiyya, joué au départ sur un tempo très lent et va en s’accélérant pour culminer sur une invocation collective du nom de Dieu (Allah). Ici aussi, les Aïssâwa évoquent Moulay ‘Abdallah Chérif mais aussi le Prophète à travers des références au « Guide des œuvres de bien » (Dalâ`il al-khayrât) de Jazûlî. Dans certaines tâ`ifa-s, quatre musiciens se placent dans l’aire de danse pour la réaliser danse du Twatiyya : debout et munis de long bâtons d’environ 1 m., ils forment une ronde au cours de laquelle ils entrechoquent leurs cannes en invoquant le nom de Dieu.

Ecouter le Sussiyya :
Ecouter le Twatiyya :

Ces deux titres, d’une durée approchant les vingt-cinq minutes chacun, favorisent une ambiance très festive : les enfants, les adultes, les hommes et les femmes, tous se lèvent et dansent avec allégresse si bien qu’à la fin du Twatiyya le public est épuisé. Chacun retourne s’asseoir tandis que les Aïssâwa enchaînent, après une très courte pause, le Tahdira.

Le Tahdira, en route vers un autre monde


Après une invocation récitée à haute voix par les Aïssâwa a cappella en hommage aux descendants du Prophète et au Prophète lui-même, la tâ`ifa commence à jouer le Tahdira (litt. la «frappe ») : c’est un court morceau instrumental très rapide d’une durée de cinq à sept minutes, construit sur une polyrythmie complexe qui permet au muqaddem de manifester sa dextérité au tâbla. A ce stade de la soirée, le public fatigue quelque peu, tout le monde est muet et observe le groupe en silence.

Ecouter le tahdira :

Certaines personnes se perdent dans leurs pensées, d’autres s’endorment sur les fauteuils ou sortent prendre l’air. D’après les Aïssâwa, ce morceau est censé le changement de « monde ». Il leur faut en outre solliciter la protection de Dieu et de ‘Abdel Qâdir al-Jîlânî à l’aide des deux morceaux suivants : le Haddun et le Jîlaliyya. Les joueurs de hautbois reta-s, discrets et silencieux jusqu’à présent, ajustent leurs instruments et se préparent à jouer. A partir de cet instant, ils tiennent le rôle principal dans le répertoire musical.

Le Haddun et le Jîlaliyya, sous la protection de Dieu et de ‘Abdel Qâdir al-Jîlânî


Le Haddun (l’«Unique ») et le Jîlaliyya (« de Jîlalî ») sont deux chants issus du répertoire de la confrérie des Jîlala, apparue au 18ème siècle au Maroc et qui se place sous le patronage du célèbre ‘Abdel Qâdir al-Jîlânî. La confrérie des Jîlala Marocains n’utilisant que les bendîr-s et les flûtes de roseau à biseaux (qasba-s) ou à bec (lyra-s), les Aïssâwa contemporains ont adapté ces rythmes à leur instrumentarium : ils ont conservé les « rythmes mères » (hâchiyya-s) et les chants des Jîlala mais ont remplacées les flûtes de roseau par les hautbois reta-s. Les paroles du Haddun et du Jîlaliyya sont, pour le premier, une courte invocation de l’unicité divine et de l’allégeance au Prophète, et, pour le second, une sollicitation de la protection de ‘Abdel Qâdir al-Jîlânî. A l’inverse des poésies chantées précédemment par les Aïssâwa, ces chants ne représentent qu’un temps très court dans l’exécution musicale, et les hautboïstes tiennent, à partir de maintenant et jusqu’à la fin de la soirée, le rôle d’instruments mélodiques. Ils jouent plusieurs airs répétitifs jusqu’au signe du regard du muqaddem qui leur impose de jouer le dhikr final, le Nom de Dieu (« Allah ») répété une dizaine de fois, invoqué à haute voix par les musiciens sur un tempo allant crescendo. Le Haddun et le Jîlaliyya sont deux morceaux différents mais sont souvent joués enchaînés l’un après l’autre. Le public, qui somnole depuis le début du Tahdira, semble soudainement stimulé par la puissance sonore des hautbois et les femmes choisissent ce moment pour se lever et danser, bien qu’elles ne rejoignent pas l’aire de danse située face aux Aïssâwa. Les danses féminines réalisées pendant le Haddun et le Jîlaliyya sont généralement très sensuelles et ne possèdent pas le coté exhibitionniste des danses de possession sur lesquelles nous reviendrons en détail.

Ecouter le haddun :
Ecouter le Jîlaliyya :

Le Haddun et le Jîlaliyya marquent la fin de la première partie de la lîla.

Récapitulatif de la première partie de la lîla (le dhikr) :

C’est après le dhikr que débute la séance d’exorcisme appelée mluk. Les enquêtes nous précisent qu’il est indispensable de terminer le dhikr par le chant du Haddun (en hommage à Dieu) et du Jîlaliyya (un hommage à ‘Abdel Qâdir al-Jîlânî) avant de débuter le rituel d’exorcisme des démons. ‘Abdel Qâdir al-Jîlânî est considéré par eux comme le « porte drapeau » (en français) ou « maître de l’étendard » (bû ‘alam), le roi du monde invisible devant lequel les mauvais esprits rebroussent chemin.

Les mluk, la traversée du monde des démons

Selon la croyance, des démons, appelés jinn-s, peuvent prendre possession des être humains : dans ce cas ils deviennent alors des mluk (sing. melk). Ce mot est issu de la racine « mlk », qui exprime l’idée générale de propriété d’une chose, d’un bien foncier ou même d’une personne. D’où viennent ces démons et dans quel système de croyances s’insèrent-ils ?

Qui sont les démons ?

Selon Westermarck, les croyances et les rituels liés aux démons ont été importée d’Afrique sub-saharienne en Afrique du Nord par les esclaves africains et leurs descendants, les Gnawa. Les démons possèdent une signification à la fois générale et spécifique : ils se réfèrent à une grande diversité d’esprits peu différenciés, qui habitent l’univers mais dans une dimension distincte de celle des êtres humains. Bien que leur existence soit attestée par le Coran, ils sont considérés par certains Marocains comme des entités surnaturelles. Les jinn-s, qui deviennent mluk après la possession d’un être humain, sont souvent confondus avec d’autres êtres spirituels comme les saints (walî-s), les anges (malaïka) ou Satan (Chaytan, Iblis). Ils peuvent être aussi mentionnés de manière allusive : « ceux-là » (nâss), « ceux de la forêt » (nâss al-raba), « ceux de la terre » (nâss al-trab) ou « ceux de la mer » (nâss al-ba’har). Les Marocains francophones les désignent simplement comme « les diables » ou « les démons ». Il y a des mluk mâles et femelles, des mluk musulmans, juifs, chrétiens, et païens. Ils peuvent se marier entre eux et avoir des enfants, car ils sont organisés en un monde qui reflète le monde marocain : il y a un roi des mluk (Chamaruch) et une cours d’agents subalternes. Ils font leur apparition pendant les rêves mais il est possible d’entrer en contact avec eux dans les rivières, les endroits insalubres, sales ou dans les sanitaires. On dit souvent que les démons emportent des hommes et des femmes dans leur monde ou que les magiciens tirent leur pouvoir d’un pacte passé avec eux. Certains mluk ont un nom et ils ne sont pas tous nécessairement mauvais ou malfaisants. Néanmoins, ils sont fantasques et tyranniques, capricieux et colériques. Ils sont donc potentiellement dangereux : s’ils sont offensés, ils exercent des représailles sans attendre en possédant leur adversaire, qui est toujours inconscient de son méfait, car il suffit, dit-on, de marcher par inadvertance sur un reptile (les démons peuvent prendre la forme d’un animal), de l’avoir ébouillanté avec de l’eau bouillante ou, plus communément, de prendre une douche lorsqu’il fait nuit noire (les démons séjournent aussi dans les tuyauteries des habitations). Il est dit que lorsque un démon est blessé ou offusqué, la personne qui en est responsable va souffrir et les mluk affligent aux êtres humains de nombreuses troubles physiques (paralysie des membres) et des tourments psychologiques (agitation, nervosité, cauchemars et déprime). Les hommes ou les femmes en passe de changer de statut social sont particulièrement exposés aux attaques des mluk : les nouveaux-nés, les adolescents, les femmes enceintes, les jeunes mariés et les mourants. Il y a des moments de la journées où les mluk sont particulièrement actifs (après la prière de la nuit noire, ‘ichâ) et des périodes où ils sont spécialement inactifs (pendant le mois de ramadan, on dit qu’ils sont emprisonnés). Les démons sont toujours traités avec le plus grand respect et sont en général craints. Les Marocains prennent toutes sortes de précaution pour les tenir en échec, comme répandre du sel dans différents endroits de leur maison, prononcer des sourates du Coran lorsqu’ils franchissent un seuil ou lorsqu’ils se rendent dans un endroit inconnu. Si les interférences constantes avec les démons dans la vie quotidienne est accepté avec fatalisme comme une donnée de l’existence terrestre, il est possible de conjurer leurs actes par le port d’amulettes contenant des versets du Coran ou la célébration d’une séance d’exorcisme.

Le but de la séance d’exorcisme

Lors de ce rituel, les Aïssâwa tentent, à l’aide de prières, de musique et de chants, de délivrer plusieurs personnes du public censées être possédées par un ou plusieurs démons. Le muqaddem sollicite aussi la protection de Dieu : la séance des mluk, qui figure un voyage à travers le monde invisible des esprits, doit obligatoirement être placée sous Sa bénédiction. Pour cela, la disposition de la tâ`ifa ne diffère pas de la première partie. Les musiciens restent assis sur les sièges disposés en arc de cercle formant le hurm, l’espace sacralisé, au centre duquel des offrandes pour les démons sont posées par la maîtresse de maison sur une petite table. Certains mluk sont connus pour être si capricieux qu’ils n’acceptent que des morceaux de sucre, des cigarettes ou de l’eau de Cologne. Dans la pratique, chaque démon possède une mélodie et un air qui lui est propre, chanté par les Aïssâwa sur un rythme emprunté à la musique des Gnawa, qu’ils appellent logiquement Gnawî. Certains muqaddem-s, qui souhaitent rapprocher le son d’ensemble de la tâ`ifa de celui des groupes Gnawa, font jouer par deux musiciens des castagnettes (qarkab-s) et un grand tambour à baguette (tbel) employés habituellement par les musiciens Gnawî. Les musiques des démons sont jouées dans l’objectif d’« attirer » le possédé vers l’aire de danse, car les mluk se manifestent d’eux-mêmes : on dit que lorsqu’ils entendent « leur musique », ils obligent la personne affligée à se lever pour une danse de possession. La satisfaction des mluk résulte non seulement des offrandes et de la musique mais surtout de la danse que les possédés réalisent sous leur emprise qui doit se dérouler jusqu’à la perte de connaissance. Selon la croyance, ce rite doive se renouveler chaque année, sous peine de susciter de nouveau le mécontentement et la colère des mluk. Le but de cet exorcisme n’est pas de chasser définitivement les démons mais plutôt de les éloigner quelques temps.

Le monde des démons selon les Aïssâwa

Les Aïssâwa classent tous les démons derrière trois « portes » (bab-s) successives selon un ordre précis. La première est la « porte des Jîlala » (bab jîlala), la seconde est la « porte des Gnawa » (bab gnawa) et la dernière est la « porte des femmes arabes » (bab arabiyyat). Tout au long de ce trajet, des démons, mais aussi des figures historiques et des personnalités de la culture locale, sont appelés sans distinction :

1. La porte des Jîlala (bab jîlala):

C’est ici que les Aïssâwa invoquent les démons qui, selon eux, sont issus du rituel des Jîlala. Il s’agit tout d’abord de « ceux de la forêt » (nâss al-raba) et « ceux de la terre » (nâss al-trab). Leur couleur favorite est le marron. Pour favoriser leur venue au milieu de l’assemblée, des feuilles de menthe (symbolisant les feuilles des arbres) et du café (symbolisant la terre) sont posés par la maîtresse de maison dans une coupole sur la table d’offrandes. Ensuite viennent « ceux de la mer » (nâss al-ba’har) et plus particulièrement Sîdî Moussa, qui est considéré comme le roi des océans. Sa couleur est le bleu et un bol d’eau est posé sur la table face au muqaddem lorsque les Aïssâwa chantent les paroles suivantes :

Muqaddem : « Le Saint ! O Sîdî Moussa ! » (x 2)
Musiciens : « Pardon, Sîdî Moussa. O Dieu ! » (x 2)
Muqaddem : « O, la porte de Moussa ! » (x 2)
Musiciens : « Sîdî Moussa, pardon ! » (x 2)

Vient ensuite Baba Hammu, le gardien des abattoirs, qui aime le sang et la couleur rouge. Un tissu rouge est disposé sur la table d’offrande. Son appel est la suivant :


Muqaddem : « Sîdî Hammu, pardonne-nous. » (x 2)
Musiciens : « O Prophète, Pardonne-nous. » (x 2)
Muqaddem : « Envoyé de Dieu, Pardonne-nous. » (x 2)
Musiciens : « Amis de Dieu, Pardonnez-nous. » (x 2)
Muqaddem : « Sîdî Hammu, maître des abattoirs. » (x 2)
Musiciens : « Sîdî Hammu, maître des abattoirs. » (x 2)
Muqaddem : « Toi qui porte la chéchia rouge. » (x 2)
Musiciens : « Toi qui porte la chéchia rouge. » (x 2)
Muqaddem : « Les démons veulent boire le sang. » (x 2)
Musiciens : « Les démons veulent boire le sang. » (x 2)

Ecouter Baba Hammu:

Après Hammu, les Aïssâwa s’écartent quelque peu des mluk pour chanter deux morceaux, en hommage à Dieu et au Prophète, qui sont issus des répertoires de deux confréries marocaines : il s’agit du Râziyya (de la confrérie Râziyya, fondée au 17ème siècle à Fès par Abû al-Hassan ben Kassem al-Râzî), et du Sâdkiyya (de la confrérie Sâdkiyya, fondée à Fès au 18ème siècle par Sîdî Ahmed Sâdkî).

Ecouter le Râziyya:
Ecouter le Sadkiyya:

Suite à ces deux chants de louanges, les Aïssâwa appellent Moulay Brahim, un grand saint marocain enterré près de Marrakech considéré comme le roi des Gnawa. Un tissu de sa couleur favorite, le vert, est posé face aux Aïssâwa. Voici sa chanson :


Muqaddem : « Moulay Brahim, Moulay Brahim, pardon. »(x 2)
Musiciens : « Moulay Brahim, Moulay Brahim, pardon. »(x 2)
Muqaddem : « Vous aussi, les vertueux amis de Dieu, pardon. » (x2)
Musiciens : « Vous aussi, les vertueux amis de Dieu, pardon. » (x 2)
Muqaddem : « Je suis venu comme invité, pardon. » (x 2)
Musiciens : « Je suis venu comme invité, pardon. » (x 2)

Ecouter Moulay Brahim :

 

Arrive enfin Chamaruch, le roi des démons et des lettrés, on dit qu’il possède une connaissance du Coran et un statut de grand savant. Un mausolée près de celui de Moulay Ibrahim dans le hawz de Marrakech lui est dédié. Sa couleur est le blanc mais il n’est quasiment jamais évoqué par les Aïssâwa de Fès et de Meknès.

2. La porte des Gnawa (bab gnawa) :

Les démons appelés ici par les Aïssâwa tous issus, disent-ils, de la lîla des Gnawa. Le premier est Buab, qui est censé être le gardien du Paradis. Sa couleur est le noir mais il est paradoxalement considéré comme le Prophète lui-même. Après lui arrivent les Noirs (al-Kuhal) représenté par Baba Mimun1, le gardien de la porte. Son chant d’appel est le suivant :


Muqaddem : « O gnawî Baba Mimun (x 3), gardien de l’entrée. »
Musiciens : « O gnawî Baba Mimun (x 3), gardien de l’entrée. »
Muqaddem : « Le gnawî à la chéchia où brille la lumière. » (x2)
Musiciens : « Le gnawî à la chéchia où brille la lumière. » (x2)
Muqaddem : « Bienvenue Mimoun le Maître des portes. » (x 2)
Musiciens : « Bienvenue au gardien du labourage. » (x 2)
Muqaddem : « Bienvenue au gardien du labourage. » (x 2)
Musiciens : « Toi qui arrive avec la nuit noire. » (x 2)
Muqaddem : « O Dieu, O Dieu notre Seigneur, exauce nos prières. »
Musiciens : « O Dieu, O Dieu notre Seigneur, exauce nos prières. »
Muqaddem : « O Dieu, Paix et Salut sur l’Aimé. »
Musiciens : « O Dieu, Paix et Salut sur l’Aimé. »

Ecouter Baba Mimun :

 

Buhal, un démon vêtu de plusieurs tissus bariolés, doit idéalement fermer la marche mais les Aïssâwa ne l’invoquent que très rarement. Après la « porte des Gnawa », nous arrivons à la dernière porte, celle des « femmes arabes ».

3. La porte des Femmes Arabes (bab arabiyyat) :

C’est ici que les Aïssâwî invoquent la totalité des démons féminins. Leurs prénoms, à l’inverse des mluk masculins, sont systématiquement précédés du préfixe « Lalla » (« Princesse » ou « Madame »), un titre honorifique qui réfère habituellement aux saintes. Ce sont les deux Mira qui sont appelées en premier : Lalla Mira Chalha, la berbère (sa couleur favorite est le jaune orangé) et Lalla Mira « l’Arabe » (al-arabiyya). Celle-ci aime le jaune poussin et sa nourriture favorite est le sucre, posé sous la forme de morceaux sur la table d’offrande. Son chant, très populaire, est le suivant :

Muqaddem : « O Mira, ô Madame, ô Madame! »(x 2)
Musiciens : « O Mira, ô Madame, ô Madame! »( x 2)
Muqaddem : « O princesse Arabe, ô Madame ! » (x 2)
Musiciens : « O princesse Arabe, ô Madame ! » (x 2)
Muqaddem : « Je suis ton serviteur. » (x 2)
Musiciens : « Je suis ton serviteur. » (x 2)
Muqaddem : « Que veux-tu Lalla Mira, que veux-tu ? »
« Où est le sucre ? Où est le henné chatoyant ? »
« Devant toi, ô Madame, devant toi, Lalla Mira »
Musiciens : « « Que veux-tu Lalla Mira, que veux-tu ? »
« Où est le sucre ? Où est le henné chatoyant ? »
« Devant toi, ô Madame, devant toi, Lalla Mira »
Muqaddem : « Que Dieu exauce nos prières » (x 2)
Musiciens : « Que Dieu exauce nos prières » (x 2)
Muqaddem : « O Prophète, pardonne-moi. » (x 2)
Musiciens : « O Prophète, pardonne-moi. » (x 2)
Muqaddem : « Vous aussi, les vertueux amis de Dieu, pardon. » (x2)
Musiciens : « Vous aussi, les vertueux amis de Dieu, pardon. » (x 2)

Ecouter Lalla Mira :

Nous trouvons ensuite Lalla Rqiyya, dont la couleur est l’orangé, et surtout Lalla Aïcha, qui est une fameuse figure locale. Considérée comme la plus puissante et la plus maléfique de tous les démons, elle est toujours colérique. Elle ne rit jamais et est toujours prête à étrangler, griffer ou fouetter quiconque la dérange. Elle apparaît aux humains, dit-on, sous la forme d’une sorcière ou d’une très belle femme, mais toujours avec des pieds de chameau, d’âne ou de mule. Des lieux lui sont consacrés dans tous le Maroc ; ce sont d’habitude des trous, des grottes, des sources ou des arbres, ainsi que tout autre endroit dont on dit que quelqu’un l’y a aperçue, ou que quelque chose de mystérieux s’y est produit. Elle est si dangereuse que la menace de sa venue est utilisée par les parents qui souhaitent calmer aussitôt les enfants désobéissants. Sa couleur est le noir et elle possède de nombreuses dénominations : elle est aussi désignée par les noms de Aïcha Qandicha, Aïcha Dghuriyya, Aïcha Hamdûchiyya ou Aïcha Sudaniyya. Westermarck l’identifie à la déesse de l’amour (Astarté) de la méditerranée orientale, suggérant que « Qandicha » est lié à « Qedecha », le nom de la prostitué sacrée des cultes cananéens amenés au Maroc par les premiers envahisseurs phéniciens. Elle a rendu célèbre les groupes Hamadcha qui sont les seuls à pouvoir véritablement la calmer, car la musique qu’elle préfère est, dit-on, celle des Hamadcha2. C’est pourquoi les Aïssâwa, chantent, juste avant l’appel de Lalla Aïcha, l’un des cantiques du répertoire de la confrérie des Hamadcha, qu’ils nomment simplement hamdûchiyya :

Muqaddem : « Je commence ces vers avec le nom de Dieu.
Je lui dédie les mots suivants,
Muhammad, ô créature parfaite,
Tu es doux comme le miel,
Toi, la lune,
Tu as apporté la lumière dans la nuit,
Tu es l’homme éclairé,
Notre sauveur le jour du Jugement dernier.
Dieu ! O Dieu »
Musiciens : « Dieu ! O Dieu ! » (x 10)

Ecouter le Hamduchiyya :

 

Après la récitation de ce cantique, les lumières sont subitement éteintes et les hautboïstes entament la mélodie de Lalla Aïcha dont les paroles sont aussi chantées par le muqaddem :

Muqaddem : « O Aïcha ! Lève toi et mets-toi au service de Dieu et du Prophète.
O Seigneur ! Que la Paix et le Salut soient sur le Prophète. Bienvenue, ô Lalla Aïcha.
Tout est préparé, ô Lalla Aïcha !
O Gnâwiyya ! O Sudaniyya ! O Hamdûchiyya !
Aïcha est là et s’enduit de henné !
Bienvenue, ô fille de la rivière.
Dieu ! Dieu ! Lalla Aïcha ! »

On dit qu’à ce moment Lalla Aïcha surgit de la terre et danse devant les Aïssâwa. L’obscurité est totale et les clameurs et les cris d’effroi s’élèvent parmi les femmes du public. Quelques-unes, en pleurs, se roulent par terre. D’autres hurlent et s’enfuient en courant à travers la pièce. Les Aïssâwa, visiblement habitués à ce type de réactions, ne semble prêter aucune attention à la scène et accélèrent progressivement le rythme de la musique pour que les hautbois « confirment » la présence de Lalla Aïcha. Il jouent une phrase répétitive reprise vocalement par la tâ`ifa :

Muqaddem : « elle est venue elle est venue Lalla Aïcha ! »
Musiciens : « O Dieu ! O Dieu, notre Créateur ! »
(Réitéré pendant plusieurs minutes.)

Ecouter Lalla Aïcha :

 

Après Aïcha,l est temps d’appeler la douce et bien aimée Lalla Malika. Celle-ci possède la personnalité la plus élaborée des démons connus dans la région de Fès et de Meknès ; et elle est sans aucun doute la favorite des femmes du public. On dit de Lalla Malika qu’elle vit dans les armoires et qu’elle parle français. Elle est très belle, aime le parfum et s’habille de mauve avec beaucoup de chic. Elle exige ainsi la même élégance des femmes du public, elle a, dit-on, des flirts et des rapports sexuels avec les humains. On dit aussi qu’elle fume des cigarettes mais qu’elle n’aime que les « Marlboro ». Lalla Malika est toujours joyeuse et n’attaque pas les humains, elle préfère les séduire et les chatouiller. D’après les Aïssâwa, Lalla Malika aurait réellement existée : fille de riches notables, rebelle et libertine, elle aurait vécut à Fès au 18ème siècle une vie pleine de rebondissements. La chanson lascive de Lalla Malika est interprétée par le muqaddem sur le rythme gnawî joué très lentement :

Muqaddem : « Bienvenue Lalla Malika ! Bienvenue ô fâssiyya ! »
Musiciens : « Bienvenue Lalla Malika ! Bienvenue ô fâssiyya ! »
Muqaddem : « Bienvenue Lalla Malika, à ta présence »
Musiciens : « Bienvenue Lalla Malika, à ta présence »
Muqaddem : « Dieu ! Lalla Malika ! J’implore Lalla Malika »
Musiciens : « Dieu ! Lalla Malika ! J’implore Lalla Malika »
Muqaddem : « Dieu ! Lalla Malika ! Qui l’implore n’a rien à craindre ! »
Musiciens : « Dieu ! Lalla Malika ! Qui l’implore n’a rien à craindre ! »
Muqaddem : « Dieu ! Fille du Prophète ! » (x 2)
Musiciens : « Dieu ! Fille du Prophète ! » (x 2)

Ecouter Lalla Malika :

Dès le début de cette chanson, les femmes affichent une mine enjouée : elles se lèvent, frappent dans leurs mains et dansent avec grâce. Certaines nouent un tissu mauve autour de leurs anches et invitent les hommes à les rejoindre. De leur coté, les Aïssâwa, gardent le rythme de la musique sur un tempo lent, favorisant une atmosphère sensuelle. Le muqaddem ou le dhekkâr improvisent de gracieuses mélopées vocales que les danseuses ponctuent de « you-yous », car le chanteur soliste fait toujours révérence à la sensualité de Lalla Malika et à la beauté des femmes de l’assistance. Après l’invocation de Lalla Malika, la dernière démone invoquée dans le rituel des mluk, les serveurs reprennent leur service et apportent pâtisseries et boissons aux personnes du public et aux Aïssâwa. Ceux-ci sortent ensuite dans la rue faire une pause, fumer une cigarette et boire un verre de thé ou de jus de fruits à l’air frais. Ce moment de détente est propice aux plaisanteries et aux confidences entre les Aïssâwa.

Schéma du monde des démons :

Comment se manifestent les démons dans la lîla ?

Dans la lîla des Aïssâwa, les mluk se manifestent au travers des membres du public qui réalisent, sous leur influence, dit-on, deux types de danses : l’une est appelée « attirance » (jedba) et se rapporte à la possession du corps de l’être humain par le démon. On dit que l’entité invisible oblige la personne qu’il possède, appelé le « possédé » (mskûnîn) à se lever et à danser face aux Aïssâwa, irrémédiablement « attirée » par la musique jouée en son honneur. L’état de transe est considéré alors comme une grâce divine, car le départ de l’élément étranger du corps de l’habitant est proche. L’autre danse est appelée tahayur (ce terme désigne un mouvement de balancement du buste d’avant en arrière) et est effectuée par des femmes considérées comme des voyantes (chuwâfat) capables de communiquer avec les jinn-s. Il ne s’agit pas d’une transe de possession mais d’une séance de communication surnaturelle.

1. La danse d’ « attirance » (al-jedba) :

La jedba est un phénomène de possession. Les individus qui s'y livrent sont habités par un jinn, ce qui explique qu’ils soient, dit-on, malades ou dépressives. Cet état de langueur ou de mélancolie, qui est considéré ici une caractéristique typiquement féminine, est interprétée en termes de possession. Les origines de la possession peuvent être diverses: un sort a été jeté par une personne jalouse avec l’aide d’un sorcier ou d’une sorcière ou le possédé a suscité la colère d’un jinn sans qu’il sache pourquoi. Dans tous les cas, la jedba prend la forme d'une supplique adressée à Dieu, au Prophète et aux saints pour que le jinn quitte le corps de la victime. Cette danse d’ « attirance » n’est pas considérée comme telle par les exécutants et semble plutôt correspondre à une « technique du corps »1 qui s’exprime dans un espace où les pieds sont figés et servent de point d’ancrage au sol. Nous y avons constaté la participation de nombreux hommes malgré l’idée reçue et largement véhiculée, au Maroc, veut que ce sont surtout les femmes qui sont « attirées » par les démons. Notre enquête contredit ce préjugé et nous avons pu recueillir de très nombreux témoignages d’hommes participants à la danse d’ « attirance ». Lors de ces danses d’ « attirance » les hommes réalisent de simples et amples mouvement en balancier d’avant en arrière du buste, les bras le long du corps. Ce n’est que lorsqu’ils sont gagnés par la transe que les émotions manifestées et la technique corporelle diffère selon les personnes : certains pleurent, d’autres rient. Les plus énergiques dansent frénétiquement en frappant le sol avec les pieds tout agitant les bras face à eux ou sur les cotés avant de s’effondrer inanimé. Les Aïssâwa stoppent alors la musique et les possédés sont alors pris en charge par des membres de l’assistance et le muqaddem. A l’inverse, les femmes se manifestent au travers d’une chorégraphie codifiée et presque immuable : lorsqu’elles se sentent « attirées » par la mélodie d’un démon invoqué par les musiciens, elles nouent autour de leur tête un foulard de la couleur assignée à l’entité invisible et se dirigent dans l’aire de danse sacralisée (al-hurm). Lors de ce trajet, elles effectuent un mouvement de la tête de bas en haut sur le rythme des percussions gardent leurs mains derrière le dos. Arrivé en face des Aïssâwa, elles quittent rapidement le tissu coloré et détachent leurs cheveux pour réaliser la danse qui caractérise, dit-on, les possédées : les jambes immobiles, elles réalisent de rapides mouvements en balancier du buste et font tournoyer leur chevelure de gauche à droite. Elles s’effondrent ensuite au sol mais, à l’inverse des hommes, elles continuent de réaliser des mouvements giratoires de la tête, à la fois de bas en haut et de gauche à droite (voir fig. 9). Effectuée pendant de longues minutes, ceci évoque un véritable exercice physique, une épreuve exténuante. Dès le début de cette danse, des femmes du public se placent derrière les danseuses pour éviter tout chute douloureuse. Afin que l’exorcisme soit mené à terme, on dit que les Aïssâwa doivent permettre à tous les possédés, et ce quelque soit leur sexe, de parvenir jusqu’à la perte de connaissance qui semble être la condition obligatoire et nécessaire à l’apaisement du démon.

Dessin de la danse d’ « attirance » (jedba) des femmes :

Certaines femmes interdisent énergiquement à leurs filles adolescentes de participer à cette danse qu’elles trouvent, disent-elles, trop « provocante ». Nous savons, comme l’a rappelé J. Duvignaud que les cheveux sont en Islam, comme dans tous les pays méditerranéens, un symbole érotique puissant. On peut avancer qu’en exposant cette partie de leur corps, les femmes amplifient leur potentiel sexuel et leur pouvoir de séduction. La danse d’ « attirance » des femmes révèle ici sa signification érotique. Du coté des Aïssâwa et tout au long de cette danse, le rôle du muqaddem est de parvenir, par tâtonnements, à identifier le plus de démons possesseurs. Les musiciens jouent les airs mélodiques du cycle des démons jusqu’à l’obtention q’une réponse favorable d’un possédé. Lorsque le danseur ou la danseuse commence à tituber et à se mettre à genoux dans l’espace sacralisé, le démon est identifié et le muqaddem fait signe à ses musiciens d’arrêter de jouer. Il se retrouve alors seul avec son tâbla dans un face à face avec l’entité maléfique pour tenter de le maîtriser. Il augmente la vitesse et le niveau sonore de son jeu en enchaînant une série de broderies (zwâq-s) agiles et très rapides enivrer par des effets rythmiques la personne. Celle-ci manifeste à ce moment des symptômes d’hystérie et s’effondre peu après aux pieds du muqaddem : on dit alors que le démon est « rassasié » (chbaât). Le muqaddem arrêt de jouer et récite quelques courtes prières de bénédictions tandis que la personne inconsciente est transportée sur un fauteuil. Après avoir reçu de l’eau de fleur d’oranger sur le visage, celle-ci se réveille peu après et assiste au reste de la cérémonie avec discrétion. Certaines personnes rencontrées lors des lîla-s Aïssâwa font régulièrement le voyage depuis l’Europe pour participer à des séances d’exorcisme au Maroc. Dans l’état de transe où la jedba mène, une femme peut être dotée de pouvoirs. Elle peut en particulier connaître l’avenir du fait d’un contact privilégié avec les entités surnaturelles. Ce phénomène se déroule lors de la danse de divination.

2. La danse de divination :


A l’aide des danses de la jedba, certaines femmes ont, dit-on, la capacité d’entrer en communication avec les démons et sont, de fait, considérées comme des voyantes (chuwâfat). Les exécutantes nous disent que ce phénomène s’explique par la croyance selon laquelle les anges discutent entre eux de l’avenir du monde et sont espionnés à leur insu par les démons. Elles disent que c’est grâce aux renseignements offerts par les démons, avec qui elles se sont associées, qu’elles peuvent faire acte de prescience. Pour cela, elles se lèvent et se dirigent calmement devant les Aïssâwa en effectuant de lents mouvements en balancier du buste tout en gardant les yeux fermés. Pour communiquer avec les démons, les voyantes se contentent de poursuivre ce mouvement corporel (appelé tahayur), tandis que d’autres femmes apportent des tissus de la couleur favorite des démons invoqués qu’elles disposent soit sur les épaules des officiants soit à même le sol. Elles brûlent ensuite de l’encens de bois d’aloès (‘ud) dans le brûle-parfum (mbakhra) qu’elles font inhaler aux danseuses afin, disent-elles, de les décontracter. Une fois en contact avec les démons, les voyantes font acte de divination auprès de diverses personnes présentes dans la cérémonie. Avec un large sourire, elles se dirigent alors en dansant vers les personnes de leur choix, qui peuvent être indistinctement l’un des Aïssâwa ou un membre du public. Face à leurs interlocuteurs, à haute voix et au vu et au su de tous, elles font un descriptif détaillé de leurs modes de vie intime (heure de levé, de coucher, goûts particuliers etc.) et sur les événements passés de leurs vies privés (problème de santé, économique ou relationnel). Elles invoquent ensuite la bénédiction de Dieu par des prières d’invocations et prodiguent quelques conseils, souvent très simples, pour palier aux infortunes de la vie et conserver la baraka : il s’agit de garder tel vêtement, de ne pas manger tel aliment, de s’habiller de telle couleur ou de ne pas jeter tel objet. Pendant ces séances de divination, les Aïssâwa continuent de jouer les musiques des démons invoqués mais, sur l’indication du muqaddem, ils arrêtent de chanter et diminuent le volume sonore afin que chacun puisse entendre les conseils de la voyante. Le muqaddem redouble de vigilance pour que le tempo musical ne faiblisse pas et veille à la fois à la tenue des musiciens (en réprimant sévèrement les bavards) et sur la propreté de l’aire de danse. Il est indispensable qu’aucunes impuretés (papiers divers, poussières) ne s’introduise dans l’aire de danse sacralisée, car les impuretés, dit-on, attirent toutes sortent d’entités surnaturelles qui peuvent perturber le bon déroulement de la séance.
La séance d’exorcisme constitue pour les femmes un exutoire : c’est quasiment le seul espace où elles peuvent s’exhiber au regard des hommes et s’exprimer par le langage de leur corps. La séance est certes sous contrôle, et les hommes sont très vigilants. Mais à aucun moment ils ne chercheront à interrompre la transe, même si le comportement de leur femme est complètement aberrant et déplacé vis à vis des normes de la société Marocaine. C’est donc bien une forme de transgression que permet les mluk aux femmes, leur autorisant l’exhibition des côtés « surnaturels » imputées à la nature féminine, et plus particulièrement leur relative familiarité avec le monde des esprits.


Précisons que l’exorcisme des mluk n’est en aucun cas l’apanage des Aïssâwa. C’est un phénomène très répandu lié au culte des saints en Islam mais qui traverse toutes les aires culturelles (Amérique Latine, Afrique, Caraïbes, Asie). Au Maghreb ce rite est aussi pratiqué par d’autres groupes confrériques comme les Gnawa, les Hamadcha et les Jîlala. Ces précisions apportées, notons que le rituel des mluk bénéficie actuellement d’une grande popularité auprès du public.

Si la séance des mluk semblent apparemment éloigner les Aïssâwa du soufisme et de l’islam sunnite, les danses d’extases réalisées pendant la hadra se veulent, au contraire, une expérience collective où est vécu le dessein de la mystique : la rencontre ultime avec le divin.

La hadra, un voyage vers Dieu avec retour sur terre

La hadra est un terme commun au mysticisme musulman qui signifie littéralement « présence ». C’est un rituel que l’on retrouve dans la quasi-totalité des confréries religieuses à usage mystique, d’origine soufie ou non soufie. Présente au Maghreb dans les sociétés algérienne, marocaine et tunisienne, les hadra-s sont un phénomène spécialement courant au Maroc. Si la forme varie d’un contexte rituel à l’autre, le fond est bien évidement inchangé : c’est à la présence de Dieu que les fidèles tentent de parvenir.

Les trois étapes d’une expérience collective

Chez les Aïssâwa marocains, la hadra prend la forme d’un triptyque de trois danses collectives qui doit permettre aux participants de s’élever vers Dieu. La hadra joue donc le rôle d’un « ascenseur spirituel ». La première épate de cette ascension est une danse collective appelée Rabbânî (« divin »), le second palier est la danse du Mjerred (« dépouillé », le sommet de la hadra) et la troisième et dernière phase est le retour au Rabbânî initial. Le « départ » et le « retour sur terre » se fait grâce au Rabbânî car, dans cette idée, c’est uniquement le Mjerred, censé être situé hors du monde des hommes et tout près de Dieu et des saints (walî-s), qui peut offrir au prétendant l’anéantissement de son être dans l’Unicité Divine (al-fanâ’ fî al-tawhîd). C’est une véritable mise en scène symbolique de la doctrine mystique, à savoir le cheminement du disciple sur la voie (tarîqa) initiatique qui doit le conduire à la rencontre du Créateur (fig. 10) :

schéma du déroulement de la hadra :


Pour réaliser la hadra, les Aïssâwa se lèvent et se divisent en deux groupes, celui des danseurs (qui sont pour cette occasion pieds nus) et celui des musiciens. Après s’être assuré de la propreté de la zone de danse, ils entament le Rabbânî.

1. Le Rabbânî, la danse extatique ouverte à tous :

Le Rabbânî (« divin ») est une danse qui se compose de deux parties ; la première est un chant introductif appelé « ouverture » (ftûh) et la seconde est une danse collective appelée simplement Rabbânî. Après une très courte oraison au cours de laquelle les Aïssâwa réitèrent à haute voix le nom de Dieu (dhikr Allah), le muqaddem entame le chant d’ouverture du Rabbânî en s’accompagnant d’un tambour digital à cymbalettes (buznazen). Il fait face aux danseurs qui reprennent en chœur le refrain. Parfois vêtus de la handira et pieds nus (symbole, selon eux, du dénuement du mystique), les danseurs se tiennent la main et forment une ligne (saf). La chorégraphie qu’ils réalisent est d’une grande simplicité et se déroule sur deux temps : il s’agit simplement d’un balancement du buste d’avant en arrière sur les premiers et seconds temps du rythme mère (hâchiyya) joué par le muqaddem (fig. 11 et fig. 17 A) qu’ils appellent al-tayahur ou al-‘imâra (« la plénitude »). Pendant le chant d’ouverture du Rabbânî, on assiste toujours à la danse d’enfants, d’hommes et de femmes du public qui se joignent aux Aïssâwa pour chanter le refrain et imiter leurs mouvements corporels.

La danse (al-tayahur) introductive au Rabbânî :


C’est sur ce rythme et avec cette danse très simple que les Aïssâwa chantent l’introduction au Rabbânî. Chaque muqaddem doit connaître plusieurs chants introductifs au Rabbânî, et, lorsque vient le moment de la hadra, il choisit sur l’instant l’un d’eux et selon son gré. Les danseurs se contentent simplement de répéter le refrain. Au total, nous avons pu en relever douze1 dont celui-ci qui est très populaire (fig. 12) : le mode est ‘ajam, (équivalent au mode majeur occidental). Nous avons seulement indiqué ici les paroles du refrain en idiome local :

Le chant introductif (ftuh) du Rabbânî :

 

Ecouter le chant introductif au Rabbânî :

 

Traduction des paroles :

Muqaddem : « ‘‘Au Nom de Dieu’’ est le début de ma parole (3x), ‘‘au Nom de Dieu’’ est la protection de toutes choses »
Danseurs : « Dieu, Seigneur (4x), mon état ne peut t’être caché, ô Dieu l'Unique »
Muqaddem : « je compte sur Lui, Il est mon soutient (4x), avec la grâce de l’Élu, le Beau »
Danseurs : « Dieu, Seigneur (4x), mon état ne peut t’être caché, ô Dieu l'Unique »
Muqaddem : « par l'amour de Dieu, ô pèlerins, vous qui rendez visite au Prophète (4x), saluez de ma part le seigneur Muhammad »
Danseurs : « Dieu, Seigneur (4x), mon état ne peut t’être caché, ô Dieu l'Unique »
Muqaddem : « la mer1 du chaykh a débordée, et il nous en abreuve (3x), maudit soit celui qui désobéit à ses descendants »
Danseurs : « Dieu, Seigneur (4x), mon état ne peut t’être caché, ô Dieu l'Unique »
Muqaddem : « derrière nous les oliviers, derrière nous Hamriyya2 (3x), nos étendards se déploient au vent, nos tambours résonnent »
Danseurs : « Dieu, Seigneur (4x), mon état ne peut t’être caché, ô Dieu l'Unique »
Muqaddem : « celui qui nous renie gouttera le wil1 (3x), notre poudre à canon est bien sèche, notre feu enflammé »
Danseurs : « Dieu, Seigneur (4x), mon état ne peut t’être caché, ô Dieu l'Unique »
Muqaddem : « notre sort est entre les mains du Chaykh al-Kâmil » (x2)
Danseurs : « ô seigneur Muhammad, cher à mon cœur » (x2).

Suite à ce chant introductif, le muqaddem déclame une courte prière pour le Prophète, reprise en chœur par les danseurs :

« La hadra, ô mon père, est sacrée. Nous ne somme venus que pour glorifier le messager de Dieu »

C’est à ce moment précis que débute la seconde partie de la danse collective où interviennent les hautbois et les instruments de percussion dans une polyrythmie sophistiquée (voir fig. 13 page suivante). La chorégraphie des Aïssâwa danseurs est d’une grande simplicité : le rythme est à deux temps et, sur un tempo qui va crescendo, il suffit juste de balancer son buste d’avant en arrière, de plier les genoux et de sautiller sur place sans que les pieds quittent le sol, en invoquant sans cesse et à haute voix « Dieu Eternel » (dhikr Allah Dâ`im).

La polyrythmie du Rabbânî :

Ecouter Le Rabbânî :


Dès que les musiciens commencent à jouer le rythme Rabbânî, le public participe plus aisément et rejoigne les Aïssâwa dans l’aire de danse. Le muqaddem a maintenant cessé de jouer de son instrument de percussion et se tient debout, balançant son buste d’avant en arrière (parfois il reste immobile), et s’assure du bon déroulement du Rabbânî. Très concentré, il dirige les musiciens par des instructions orales ou des gestes discrets. Dès l’entrée des instruments de percussions, des hommes et des femmes de l’assistance se laissent souvent gagner par l’hébétude de la transe. Les mouvements de la danse réalisée par les membres du public varient selon chaque personne mais possèdent des points communs : les temps forts du rythme sont marqués avec tout le corps (buste, jambe, tête, bras, épaules) avec une énergie qui va croissant en fonction de l’accélération du tempo. A l’inverse des membres du public, les Aïssâwa restent toujours très calmes et forment une ronde autour des danseurs exaltés, en invoquant l’immortalité de dieu (voir fig. 17 B). Lent au départ, le Rabbânî s’accélère et culminer à une invocation collective et répétitive du nom de Dieu. Lorsqu’il le juge nécessaire, généralement après une vingtaine de minutes, le muqaddem fait signe à l’orchestre d’interrompre la musique. A ce stade de la hadra, plusieurs participants, toujours des membres du public, hommes et femmes de tout âge, sont déjà effondrés au sol. Les Aïssâwa n’attendent pas qu’ils retrouvent leurs esprits et entonnent immédiatement haute voix la répétition du non de Dieu, le dhikr « Allah », qui est la litanie qui précède le chant introductif (ftuh) du Mjerred.

3. Le Mjerred, la danse des initiés :

Le Mjerred, qui signifie « dépouillé » (en référence, semble-t-il, aux anciens adeptes qui se débarrassaient de leur jellâba pour danser avec plus d’aisance), est le sommet de la hadra, et par extension de la lîla elle-même. Le Mjerred est véritablement le chant et la danse favorite des adeptes. Les jeunes Aïssâwî enquêtés le considèrent, en raison de sa polyrythmie superposant plusieurs rythmes à cinq et dix temps, comme le titre qui exige de leur part la plus grande dextérité et sûreté instrumentale. Tout comme le Rabbânî, le Mjerred est composé lui aussi de deux parties, le un chant introductif (ftuh) suivit du rythme Mjerred joué par l’orchestre de percussions et les hautbois sur un tempo allant crescendo. Lors du chant introductif, les Aïssâwa se placent exactement de la même façon que pour le cantique d’ouverture du Rabbânî : le muqaddem se place devant les danseurs (rejoints ici aussi par des membres du public) et chante, en s’accompagnant d’un buznazen, l’un des cantiques de prélude du Mjerred. La chorégraphie des danseurs est assez difficile et les membres du public éprouvent certaines difficultés à les suivre. Sur un « rythme mère » (hâchiyya) à dix temps, les Aïssâwa danseurs balancent le buste en avant sur les premiers, deuxièmes, troisièmes, quatrièmes, sixièmes, septièmes et huitièmes temps et en arrière sur les cinquièmes et dixièmes.

La danse (al-tayahur) introductive au Mjerred :

C’est sur ce rythme et cette chorégraphie complexe que le muqaddem chante le prélude au Mjerred. Ici aussi, c’est le muqaddem qui décide seul quel chant introductif il va chanter. Souvent, il choisit son favori parmi les nombreux chants qui composent le répertoire de la confrérie, les danseurs se contentent là aussi de répéter le refrain. Les chants introductifs au Mjerred sont assez nombreux, mais dans une quantité moindre que ceux du Rabbânî. Lors de notre enquête, nous avons pu relever seulement cinq. Voici celui que nous avons le plus souvent entendu dans les hadra de Fès et de Meknès. Le mode mélodique est ‘ajam (correspondant au majeur européen) et nous avons seulement indiqué ici les paroles du refrain en idiome local :


Le chant introductif (ftuh) au Mjerred :

 

Ecouter Le chant introductif au Mjerred :

Traduction des paroles :

Muqaddem : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Muqaddem : « Au nom de Dieu je commence (2x) Cette poésie d’une exquise saveur (2x) »
Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Muqaddem : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Muqaddem : « Au nom de Dieu je commence (2x) Cette poésie d’une exquise saveur (2x) »
Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Muqaddem : « Commençons et recommençons (2x) Que la lumière de Dieu soit sur le Prophète (2x)»
Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Muqaddem : « Le Prophète est le bonheur de la Mecque (2x) Mon bonheur est de me souvenir du Prophète (2x) »
Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Muqaddem : « Je ne possède pas la puissance et la justice (2x) Ceci est en la possession de Dieu (2x)»
Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Muqaddem : « Ce que nous souhaitons pour notre destinée (2x) Par la volonté de Dieu, tout cela est déjà écrit (2x)
Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »
Muqaddem : « ô Prophète sauve-nous (2x) De la chaleur de l’enfer»
Danseurs : « Seigneur Dieu ô Dieu (2x) ô Dieu, Seigneur (2x) »

Le muqaddem déclame ensuite une courte prière pour le Prophète à laquelle lui répondent les danseurs :

Muqaddem : « Le maître des hommes ! »
Danseurs : « Prions pour le messager de Dieu. » (x2)
Muqaddem : « O Prophète, ô Elu ! »
Danseurs : « O mon maître, je viens te rendre visite. » (x2)

C’est après cette prière que les hautbois et les instruments de percussion jouent le rythme Mjerred, qui est une polyrythmie très complexe. Les musiciens jouent au départ le rythme Mjerred lentement (env. 120 à la noire), pour, disent-ils, permettre à chacun de « rentrer dans le rythme ». Les danseurs Aïssâwa, toujours en ligne et main dans la main, ne perdent pas des yeux le muqaddem qui dirige la chorégraphie par des signes de la main et du buste. La danse du Mjerred est basée sur un rythme à dix temps1, consiste à balancer le buste en avant sur les premiers, deuxièmes, troisièmes, quatrièmes, sixièmes, septièmes et huitièmes temps et en arrière sur les cinquièmes et dixièmes temps. Le muqaddem indique aussi aux danseurs, à haute voix, les litanies qu’ils doivent réciter simultanément à la danse. Le plus souvent il s’agit de répéter, par séries de trois et en rythme, la chahâda (« il n’y a de dieu que Dieu, Muhammad est Son Messager », la ilâha illâ Allah, Muhammadun rassûl Allah). Les mouvements de la danse réalisée par les membres du public ne suivent quasiment jamais le rythme complexe du Mjerred : les temps forts du rythme sont marqués avec des mouvements du buste et des mouvements de la tête de bas en haut avec force, et entrent en désaccord avec la chorégraphie des danseurs Aïssâwa, qui ne leur portent pas rigueur car, nous disent-ils, « le Mjerred est très difficile à danser ».

La polyrythmie du Mjerred :

Ecouter Le Mjerred :


Au cours du Mjerred, les membres du public et les sympathisants à la confrérie, gagnés par l’ivresse spirituelle, crient et fondent en larmes après avoir enfin, disent-ils, vécu la rencontre (wadj) avec le divin. Des hommes et des femmes s’effondrent au sol sous l’emprise du hâl, les yeux remplis de larmes. Bien que le Mjerred soit censé être la danse des initiés Aïssâwî, le public participe toujours avec enthousiasme.

3. Retour au Rabbânî initial

Après une vingtaine de minutes de danse collective sur le Mjerred, le muqaddem fait signe à l’orchestre de jouer le Rabbânî, car c’est maintenant le moment de « redescendre » sur terre. La transition s’effectue d’une façon surprenante mais tout à fait naturelle : les musiciens passent du Mjerred (rythme à 10 temps) au Rabbânî (rythme à 2 temps) sans aucune interruption. Ce « retour sur terre » semble faire l’effet d’une décharge d’adrénaline qui motive les membres du public les plus hésitants à rejoindre à ce moment l’aire de danse. Les Aïssâwa danseur forment une ronde et entraînent le public dans une joyeuse danse collective au cours de laquelle le nom de Dieu est invoqué sans cesse. Le Rabbânî final est toujours très court et ne dure seulement que quelques minutes. Pour mettre un terme au tourbillon musical, le muqaddem se saisit d’un buznazen, et, après avoir réalisé une série de zwâq-s très démonstratifs face au public, il joue la phrase qui signale aux musiciens de stoppe nette la musique.

Ecouter Le retour au Rabbânî :

Le « retour sur terre » enfin accomplit grâce au Rabbânî, les Aïssâwî entament, leurs instruments toujours à la main, l’invocation qu’ils récitèrent quelques heures auparavant lorsque la tâ`ifa se trouvait dans la rue, juste avant la dakhla. Par cette prière pour le Prophète, ils bouclent ainsi la boucle :


« Dieu, comble de Ta grâce le saint Muhammad (x3) …et accordes-lui la paix »


Ainsi se termine la hadra. Les Aïssâwa, épuisés, retournent s’asseoir sur leurs chaises. Les serveurs leur apportent des pâtisseries, des verres d’eau, de la limonade, du thé et du café. La fin de la hadra se caractérise par la perte de connaissance de plusieurs membres du public. On dit alors qu’ils vivent un état d’extase (hal). A la suite de cette « mort » symbolique, transitoire et éphémère, un nouvel individu renaît, rempli de joie, de bonheur et de baraka.

Disposition de la tâ`ifa pendant la hadra :

A. Les chants d’ouvertures (ftuh-s) du Rabbânî et du Mjerred :

B. Les danses collectives du Rabbânî et du Mjerred :

 

La danse des lions

C’est au cours des danses collectives de la hadra (sur le Rabbânî ou sur le Mjerred) que certains Aïssâwa danseurs, souvent les « anciens » et le muqaddem, réalisent ce qu’ils désignent comme le « jeu des lions » en français et al-sba’ wa al-biya en arabe (« le lion et la lionne »). Au cours de cette danse, deux disciples miment, l’index et le majeur de la main droite levés, un lion et une lionne qui se disputent une proie à l’aide de leurs griffes acérées. Selon les Aïssâwî interrogés, il s’agit d’une mise en scène des « personnages animaux » et de l’évocation du sacrifice animalier de la frissa (litt. la « proie ») que les Aïssâwa qu’ils appellent « campagnards » en français et Rarbâwî (« du Rarb » en arabe) sont censés être, selon eux, les seuls à réaliser. Au cours de cette danse, les danseurs font mine d’attaquer une proie invisible, s’esquivent, se combattent, tournoient sur eux-mêmes tel des derviches, se dandinent de gauche à droite puis retournent dans le rang des danseurs, en prenant soin de se frapper dans les mains. Toutefois, cette danse n’excède pas quelques minutes et c’est le muqaddem qui décide de sa durée. Les spectateurs ne participent jamais et observent avec attention cette chorégraphie qui a toujours beaucoup de succès auprès du public féminin. De leur coté, les musiciens redoublent d’énergie pour maintenir le rythme de la musique et les hautboïstes jouent sans cesse des dhikr-s incantatoires.

Disposition de la tâ`ifa pendant le « jeu des lions » :

Le « jeu des lions » se conclue toujours par la frappe des mains du « lion » et de la « lionne » :

Dès la fin de la hadra et après le Rabbânî final, les Aïssâwa se préparent à réaliser un Rabbânî supplémentaire. Ils se disposent alors de la même façon que lors des chants d’ouverture à la danse extatique. Le muqaddem se met face aux danseurs, et, avec un buznazen, il chante sur le rythme du Rabbânî une très célèbre chanson, la « zammeta ».

La zammeta, le partage de la baraka

La zammeta, avant d’être une chanson des Aïssâwa, est d’abord une pâtisserie qui prend la forme d’une poudre ou d’un gâteau. Composée de farine de blé et d’orge grillée à laquelle on ajoute du sucre et de la farine de caroube, elle serait, d’après certains muqaddem-s, la seule et unique nourriture que les disciples du Chaykh al-Kâmil qui vivaient dans la région du Rarb emportaient avec eux lors de leurs visites annules (ziyâra) à la zâwiya-mère de Meknès.
Les Aïssâwî interrogés nous disent que c’est le poète Ibrahim al-Mahrâzî Dukâlî (né en 1924 à Meknès réputé pour être l’auteur de plus de cent cinquante poèmes rédigés spécialement pour la confrérie) qui aurait écrit - en 1952 précisément - la chanson « zammeta » qu’il désigne comme étant la « dote des Aïssâwâ »1 (al-sadaq al-Aïssâwa). Cette chanson nous raconte l’histoire d’un paysan qui achète un champ, y plante et y récolte du blé pour au final cuisiner un plat de zammeta pour sa promise. Le texte est chanté selon un mode de narration sous la forme de questions / réponses qui entraîne une grande interaction avec le public. Devenu très populaire et particulièrement auprès des enfants, la chanson de la zammeta est aujourd’hui toujours chantée par les Aïssâwa et suit le même déroulement que le Rabbânî initial de la hadra. Pendant le chant d’introduction, le muqaddem n’hésite pas à tendre son micro aux personnes du public qui reprennent le refrain avec les danseurs sous des éclats de rire de l’assistance. A la fin de la danse collective qui se déroule dans une ambiance festive, la maîtresse de maison apporte - parfois, ce n’est pas une condition obligatoire - un plat de zammeta. Elle passe auprès de toutes les personnes présentes (aussi bien les membres du public que les Aïssâwa) pour leur offrir un morceau de zammeta afin de faire profiter à tous la baraka. C’est avec ce partage de la zammeta et de la baraka que se termine la hadra.

Photographie d'un plat de zammeta, pâtisserie employée comme receptacle de baraka :

 

Ecouter La chanson de la zammeta :

 

Le point de vue des Aïssâwa sur l'origine de la transe

D’après les témoignages des muqaddem-s interrogés, le Chaykh al-Kâmil n’enseigna pas les danses de la hadra de son vivant et il n’existerait absolument aucun lien entre la hadra actuelle et l’enseignement ou la vie du saint fondateur. Certains nous disent que la hadra s’inscrit plutôt dans la continuité des enseignements de certains chaykh-s maghrébins de la tarîqa Châdiliyya / Jazûliyya, tel que Ahmed ben Yûssef et ‘Abderrahmân al-Majdûb1 (17ème siècle). Ces deux saints furent des « ravis à Dieu », des personnages extatiques dont la conscience aurait été enlevée par Dieu, les empêchant de ce fait de réaliser ou de respecter les devoirs religieux et allant de ce fait contre l’enstase prônée par la doctrine originelle de Jazûlî. Al-Arabî al-Darqâwî (mort en 1823 J.C à Fès au Maroc), qui fut l’initiateur de la grande tarîqa Darqâwiyya, et Sîdî ‘Alî ben Hamdûch, le fondateur de la confrérie des Hamadcha (fin 18ème siècle), s’habillaient tout deux, nous dit-on, d’étoffes rapiécées telle que la handira et exaltaient leur ravissement par la danse.

Selon d’autres muqaddem-s et les gestionnaires de la zâwiya-mère de Meknès, la hadra actuelle serait issue du rituel des Aïssâwa dits « ruraux ». Ces disciples furent, disent-ils, les premiers adeptes du Chaykh al-Kâmil et les dépositaires d’un mystérieux savoir ésotérique qui trouve sa manifestation dans les danses animalières. Le nom de Sîdî ‘Abderrahmân Tarî Chentrî, un disciple originaire de la région du Rarb, est souvent cité dans les entretiens comme le premier Aïssâwî à avoir dansé la hadra.

D’après les Aïssâwa, le désir de participer à la hadra traduit une volonté de se détacher du monde terrestre pour s’élever vers Dieu et de se laisser envahir par la présence divine. La transe qu’ils appellent « extase » (hal) est vue comme une méthode d’accès au divin, à la fois complémentaire et parallèle aux invocations surérogatoires établies par le saint fondateur. La hadra retrace le cheminement du mystique qui, après s’être purifié (à l’aide de la danse du premier Rabbânî), se délivre de sa condition humaine pour pouvoir rendre visite au Prophète et finalement rencontrer le Seigneur (grâce à la danse du Mjerred). Après avoir vécu entièrement ce parcours initiatique, le mystique réintègre son corps et revient sur terre (par la dernière danse du Rabbânî final). C’est une véritable « expérience physique du divin ».

Le point de vue des Aïssâwa sur le symbolisme du rituel

Au niveau symbolique, la cérémonie représente le cheminement initiatique du soufi : un voyage mystique ascendant vers Dieu et le Prophète avec retour sur terre. L’odyssée traverse à la fois le monde des hommes et celui des démons pour culminer dans les sphères supérieures, point de rencontre de l’homme et du divin. Pour les Aïssâwî interrogés, le rituel traverse à la fois le monde des hommes et celui des démons et son sommet est le Mjerred, le but de l’odyssée, la visite au Prophète lui-même et le point de rencontre de l’homme et du divin dans les sphères supérieures.

Les muqaddem-s interrogés insistent fortement sur le fait que la lîla telle que nous l’avons décrite n’existait pas du temps du fondateur de l’ordre. Selon eux, il semble impossible de savoir précisément à partir de quelle époque et par qui ce rituel originel fut établi. Cependant, certains pensent que les prémices de la lîla apparurent vers la fin du 17ème siècle, sous l’impulsion d’un disciple, Sîdî ‘Abderrahmân Tarî Chentrî. D’autres affirment que ce sont des poètes du melhûn, affiliés à la confrérie ou à d’autres, qui adaptèrent sur le mode poétique les oraisons mystiques établies par le Chaykh al-Kâmil. Ces poètes donnèrent un aspect lyrique aux litanies issues du soufisme (hizb-s et dhikr-s) ainsi qu’aux enseignements doctrinaux et aux conseils du chaykh. Par la suite, des instruments de musiques (uniquement les percussions, tâbla, tassa et ta’rîja-s, nous dit-on), peu à peu introduits par un disciple (le nom de Sîdî ‘Abdû Rahman ech-Chantîr est souvent avancé), permirent une communication plus aisée aux adeptes. Le répertoire musical s’étoffa rapidement grâce à l’arrivée de toute une génération de célèbres auteurs1, qui écrivirent des célèbres cantiques consacrés à l’éloge du Prophète et à Dieu. Les danses et la hadra, furent, selon les interrogés, la contribution des adeptes Aïssâwa de la région du Rarb et du Tafilalet qui reçurent, dit-on, ce savoir-faire de certains élèves du Chaykh al-Kâmil. Toujours selon l’avis des Aïssâwa, ce serait sous l’influence des Gnawa et des Jîlala que le rituel d’exorcisme des mluk fut intégré à la lîla à la fin du 19ème siècle.

Représentation graphique de la lila des Aïssâwa :

Mehdi Nabti