Le mussem (terme vernaculaire issu du mot mawsim, litt. « saison
») est à la fois une fête saisonnière et un
pèlerinage autour du mausolée d’un saint personnage.
Cet événement comporte de nombreux aspects récréatifs
et s’inscrit dans le cadre du cadre du culte des saints, bien
que l’islam réfute la notion de sainteté. C’est
à l’occasion de la célébration du mawlid
(l’anniversaire du Prophète, commémoration non canonique
officiellement introduite au Maroc par la dynastie Mérinide au
13ème siècle) que les Aïssâwa se rendent chaque
année en pèlerinage sur le tombeau du fondateur de l’ordre
à Meknès selon ses propres recommandations. Aujourd’hui
ce mussem est placé sous tutelle du Ministère de l’Intérieur
par le biais de la préfecture et de la municipalité de
la ville qui encadrent et organisent les activités rituelles.
Au Maroc, le mawlid s’est toujours maintenu officiellement et
reste une fête très importante pour les confréries
mystiques en activité (Qâdiriyya-Bûdchichiyya, Tijâniyya,
Hamadcha et Aïssâwa par exemple). Actuellement et à
cette occasion, les Aïssâwa organisent une cérémonie
interne à la confrérie où sont conviés à
la fois tous les muqaddem-s de Fès et de Meknès, les gestionnaires
de la zâwiya-mère et les membres des familles respectives.
Cette réunion, appelée « nuit du mawlid »
(lîla al-mawlid) ou « nuit des muqaddem-s » (lîla
al-muqaddmin), est organisée est l’initiative du muqaddem-muqaddmin
qui en supporte financièrement la préparation, à
savoir la location d’une salle (toujours dans un quartier chic
de Fès et plus précisément sur la route d’Imouzer)
pouvant accueillir plusieurs dizaines de sympathisants (et les membres
de la famille des Aïssâwa) mais aussi l’embauche d’un
traiteur qui se charge de préparer le repas collectif (couscous,
thé, café et pâtisseries). Cette soirée se
tient quelques jours après la fin du mussem du Chaykh al-Kâmil
et a pour fonction, selon le témoignage du muqaddem-muqaddmin,
la préservation du lien social entre les affiliés. Hormis
cette cérémonie privée, le mawlid est avant tout
le moment pour les Aïssâwa de se rendre en pèlerinage
sur le tombeau de leur saint fondateur
Description du mussem de Meknès
Le temps du mussem, Meknès devient une ville de pèlerinage.
Les processions religieuses et les pratiques extatiques des fidèles
attirent des milliers de visiteurs et touristes. Le mois qui précède
le début des processions la zâwiya-mère sert d’hébergement
aux fidèles venus de tout le Maghreb, dont certains établissent
leur campement aux alentours. Les disciples se retrouvent par centaine
pour réciter chaque matin dans le tombeau du Chaykh al-Kâmil
les litanies de l’ordre religieux. Le pèlerinage est encadré
et géré par de nombreux représentants de l’Etat
(policiers, militaires, préfet, commissaire et hauts fonctionnaires).
Le public pèlerin est très disparate et se compose d’affiliés
à la confrérie, de touristes locaux et étrangers,
de malades en quête de guérison, de mendiants, de commerçants
ambulants et de différents professionnels du mysticisme. Pour
les fidèles, le pèlerinage apparaît comme l’occasion,
d’une part, de se retrouver parmi une communauté de croyant
et, d’autre part, de réaliser un voyage touristique à
travers le réseau de saints marocains. Dans ces deux cas l’état
de pèlerin, qui nécessite une rupture avec le milieu social,
permet de ressouder les liens familiaux. Cet événement
répond à une pratique religieuse, à une recherche
d’expressions culturelles et festives et revêt un aspect
économique substantiel.
Plan du site du mussem de Meknès (shéma
réalisé par Mehdi Nabti, mai 2004:
Activités liturgiques de la zâwiya
Avant la prière canonique de l’aube (al-jafr) et pendant
quarante jours avant le début du mussem, les disciples venus
du monde entier se rendent dans le tombeau du chaykh pour y récitent
à voix haute, sous la direction des dirigeants actuels, des sourates
du Coran, suivit de l’oraison de la confrérie, le hizb
Subhân al-Dâ`im (« gloire à l’Eternel
»), puis de la wadhîfa rabbâniyya, des lectures du
Dalâ`il al-khayrât de Jazûlî, des poèmes
issus de la Burda et des récitations de dhikr-s. Quelques hauts
responsables de la confrérie venus d’Algérie ou
de Lybie sont hébergés par les gestionnaires de la zâwiya-mère
dans leur propre domicile. Pendant toute la durée de la célébration
du mussem, la demeure offre le gîte à aux pèlerins,
hommes et femmes, venus des quatre coins du Maroc, du Maghreb et même
d’Europe. Des dizaines de véhicules des fidèles
sont stationnés devant l’entrée. Certains sont immatriculés
en Europe (Espagne, France, Belgique, Italie, Allemagne) et témoignent
du rayonnement transnational de la confrérie. Outre le mausolée
du Chaykh al-Kâmil, celui de Sîdî Saïd, l’un
de ses premiers disciples (situé à environ deux km de
la zâwiya) accueille lui aussi les fidèles. L’ambiance
du lieu, d’ordinaire très calme, est particulièrement
électrique : outre les pèlerins, la demeure doit supporter
la visite de centaines de personnes, touristes ou simples curieux, qui
se pressent à l’intérieur. Tout le monde se retrouve
à l’étroit et la tension monte rapidement entre
les fidèles et les hôtes de passage. Les gestionnaires
du lieu, rapidement débordés par le flot incessant de
visiteurs, sont aidés dans leur tâche par des gendarmes
afin d’éviter tout type de débordement. La nuit
qui précède le début du mussem, les forces de police
et les gestionnaires évacuent presque entièrement la zâwiya,
à l’exception des pèlerins qui n’ont pas d’autres
alternatives de logement, car au petit matin le sanctuaire reçoit
la visite des premiers disciples.
Description des processions
Les processions des Aïssâwa se déroulent sur trois
jours. Le premier jour est consacré aux défilés
des tâ`ifa-s venues des régions rurales et des membres
de leur famille. Le second est attribué aux tâ`ifa-s des
grandes villes du pays. Le troisième et dernier jour est exclusivement
réservé à la tâ`ifa du Palais Royal, qui
apporte les dons annuels matériels (al-hadiyya) et financiers
(al-hîba) offerts au sanctuaire par le roi. Interrogé sur
cette organisation précise des défilés, Moulay
Idriss Aïssâwî, le responsable de la zâwiya,
nous affirme qu’il s’agit là d’un agencement
d’ordre purement technique et non symbolique.
Le premier jour : la viste des Rarbâwa ruraux
La veille du premier jour, quelques groupes de disciples venus des
régions rurales, des hommes et femmes (ces tâ`ifa-s sont
mixtes) qui campent depuis plusieurs jours dans le mausolée
de Sîdî Saïd récitent avec ferveur le hizb
Subhân al-Dâ`im et différentes litanies mystiques.
D’autres demeurent dans leur campement près de la zâwiya-mère
et réalisent des hadra-s nocturnes. A 07.45, un spectacle folklorique
est donné par des cavaliers sur le parvis de la zâwiya
qui réalisent une fantasia. A 08.30, des renforts des forces
de l’ordre arrivent (cars de police, camions de l’armée,
gendarmes) ainsi qu’une délégation officielle
composée du gouverneur de la province de Meknès, du
préfet, du commissaire et d’une dizaine hauts fonctionnaires.
Accueillis quelques instant par le mezwâr et certains membres
de la « commission » (lajna) sur l’esplanade de
la zâwiya, ils se dirigent ensuite sous une tente aménagée
pour y suivre les festivités. Les disciples arrivent rapidement
par centaines en invoquant le nom de Dieu et en dansant la hadra.
Répartis en plusieurs tâ`ifa-s, ils forment un immense
cortège aligné le long du mur du cimetière qui
entoure la zâwiya.
Pour pouvoir assister au défilé, les spectateurs sont
tenues de respecter des règles implicites : il ne faut pas
être vêtu de rouge ou de noir. Les dévots, qui
sont tous vêtus de blancs, peuvent avoir eux aussi des réactions
imprévisibles lorsqu’ils sont en transe. Irrités
par ces couleurs, ils ont pour habitude (et nous l’avons constaté)
de se ruer sur les membres de l’assistance pour les agresser.
L’accès à la zâwiya est maintenant interdit.
Des dizaines de gendarmes sont disposés tout le long des barrières
et jusqu’à l’entrée du sanctuaire. Un fonctionnaire
est chargé de comptabiliser le nombre de tâ`ifa-s et
de veiller à l’ordre de passage des groupes, celui-ci
étant défini par la pose des étendards à
la levé du jour : le premier groupe à installer ses
drapeaux sur le mur du cimetière est le premier à visiter
la zâwiya. A son signal, la première tâ`ifa ouvre
le mussem. Par une course effrénée, les adeptes arrivent
par dizaines, traversent l’esplanade et se jettent littéralement
à l’intérieur de la zâwiya. Certains sont
en transe et miment des personnages animaux. Leurs vêtements,
d’un blanc immaculé, sont tachés de sang, ce qui
nous laisse supposer qu’ils se sont livrés au sacrifie
de la frissa. On dit d’ailleurs que le premier groupe d’adeptes
à pénétrer dans l’enceinte du sanctuaire
doit obligatoirement être les sacrificateurs, les lions (al-sba’-s)
et les lionnes (al-biya-s), suivis ensuite des chameaux (al-jmâl-s).
Cette séquence, appelée « la coutume » (al-‘ada)
est accueillie par le public par de fortes clameurs et sous des applaudissements,
représentant un véritable spectacle. L’esplanade
est entièrement occupé par les membres de la tâ`ifa
(qui sont des hommes et des femmes, ainsi que leurs enfants ou frères)
accompagnée de dizaines sympathisants qui les ont rejoints
peu avant leur entrée sur l’esplanade. Certains disciples
sont dans une transe violente, ils hurlent, pleurent et font minent
de se battre en poussant des cris d’animaux. Dans certains cas
extrêmes, il est fréquent que les femmes parlent, ou
plutôt râlent, mais avec une voix qui n'est pas la leur
: ce sont les jinn-s qui s'expriment à travers elles car elles
sont, dit-on, possédées. A la vue des dévots
en transe, certains vocifèrent des jurons tandis que d’autres
souhaitent bénéficier de leur baraka : à l’encontre
les recommandations des gendarmes, des jeunes femmes franchissent
les barrières de sécurité et se couchent sur
le parcours des disciples dans l’espoir d’être enjambées
et piétinées. Les Aïssâwî en transe
ont, dit-on, le pouvoir de palier à la stérilité
et à la paralysie des membres. En face de l’entrée
de la zâwiya, quelques adeptes, souvent des vielles femmes,
s’arrêtent un instant et réalisent des figurations
animalières sous les clameurs du public. Quelques adolescents
profitent de cet instant pour les insulter et leur jeter des pierres.
Ils sont rapidement rappelés à l’ordre par les
gendarmes qui leur somment, s’ils ne se modèrent pas,
de quitter les lieux. Les musiciens représentent le second
groupe de disciples composant la tâ`ifa, jouant à l’aide
d’idiophones (ta’rîja-s, tbel-s) et d’aérophones
(hautbois reta-s) les thèmes musicaux de la hadra : le Rabbânî
et le Mjerred. Accompagnés de dizaines de fidèles qui
récitent le nom de Dieu (parfois en se frappant la poitrine),
le cortège traverse l’esplanade en direction de la zâwiya
et apporte un animal (généralement un mouton) qui sera
sacrifié à l’intérieur du sanctuaire. Au
niveau musical, le Rabbânî est joué pendant l’avancé
du cortège vers le lieu saint. A l’inverse, lors du Mjerred,
qui est vu comme l’élévation spirituelle de l’âme
et la visite du fidèle au Prophète, la tâ`ifa
stationne devant l’entrée de la zâwiya et les croyants
réalisent des danses rituelles. Juste avant de pénétrer
dans le sanctuaire, les musiciens jouent à nouveau le Rabbânî,
qui manifeste leur désir de retour sur terre et permet ainsi
à la tâ`ifa de se déplacer. Certains danseurs
sont pieds et tête nus (manifestation de leur saine intention,
al-niyya), et, près de l’entrée de la sainte demeure,
ils se mettent à genoux en arc de cercle et ambrassent le sol
pour, nous dit-on, remercier Dieu. Une fois à l’intérieur,
ils sont accueillis par les gestionnaires et sacrifient l’animal
dans la cour intérieur et l’emmène à l’abattoir
pour le dépecer. Ils restent ensuite quelques instant près
du tombeau du Chaykh pour se recueillir avant de libérer l’endroit
qui doit être visité par les autres tâ`ifa-s. Les
forces de l’ordre chassent ceux qui traînent trop dans
le mausolée, parfois à coup de matraque. Les processions
se déroulent toute la matinée et se terminent vers 13.00.
En 2003, nous avons comptabilisé la présence de 17 tâ`ifa-s
lors premier jour du mussem.
Dessin de la visite des Aïssâwa dits "Rarbawa"le
matin du 1er jour :
Ecoutez la procession des Rarbawa (rythme
Mjerred)
L’après midi du premier jour la zâwiya est ouverte
aux visiteurs qui se regroupent dans le tombeau du saint et dans la
cour intérieure. S’élèvent alors des chants
de cantiques chantés par des disciples où la tristesse,
la mélancolie, le souvenir des ancêtres, la mort, l’abandon
et la famille sont les thèmes principaux. Ces psalmodies provoquent
chez certains des pleurs et des hurlements d’extase. Parallèlement
à ces actes de dévotion, des cassettes des oraisons
mystiques enregistrées de façon informelle sont proposées
à la vente par des fidèles qui circulent parmi les présents.
A cet instant, le mussem permet aux groupes ruraux de se réunir,
d’exalter leurs valeurs et ainsi de se régénérer.
Par le nombre de fidèles qui se retrouvent en ces moments de
communion, le mussem ressoude les liens et abolit les différences
sexuelles et sociales entre les croyants. En fin d’après
midi, les disciples quittent Meknès, leur campement se vide
totalement.
Le deuxième jour : la viste des Aïssâwa urbains
Toute la journée du deuxième jour du mussem, la zâwiya
reste ouverte aux croyants en quête de la baraka du saint. Le
nombre de visiteurs du sanctuaire est si élevé qui les
forces de l’ordre sont contraintes de réguler l’accès
des lieux en refusant aux hommes d’y pénétrer.
A l’inverse du premier jour, le défilé des Aïssâwa
ne débute qu’à la nuit tombée. C’est
le moment où les gendarmes évacuent entièrement
la zâwiya : aidées par des dizaines de militaires, ils
veillent en outre à ce que le public ne franchissent pas les
barrières de sécurité. L’accès à
la zâwiya est maintenant strictement interdit au public car
le début du défilé est imminent.
A l’heure actuelle tous les groupes Aïssâwa effectuent
la visite au sanctuaire en démarrant des domiciles des particuliers.
Vers 17.00, les Aïssâwa ont rendez-vous pour célébrer
une lîla chez des clients habitants en médina de Meknès.
Les Aïssâwa utilisent le matériel habituel (vêtements
cérémoniels, accessoires rituels, instruments de musique)
et réalisent le déroulement standard de la cérémonie
en trois parties (dhikr, mluk, hadra). Cependant la troisième
étape, la hadra, n’est pas effectuée entièrement
à l’intérieur du domicile : pendant la danse du
Rabbânî initial, les Aïssâwa (accompagnés
de tous les membres de l’assistance) sortent du domicile pour
réaliser la visite au sanctuaire. Le franchissement du seuil
de la sphère privée pour investir la sphère publique
est appelé al-khaja. Il faut trois à quatre heures pour
réaliser le parcours qui mène le cortège du domicile
des clients jusqu’au sanctuaire du saint. La disposition de
la tâ`ifa se fait de la manière suivante : en tête
nous trouvons les étendards (portés par les enfants
de la famille invitant les Aïssâwa), suivit des dons matériels
portés par les Aïssâwî, ensuite les danseurs
(vêtus de la handira et pieds nus, signes de l’humilité
du mystique), puis des musiciens percussionnistes (buznazen-s, tbel-s).
Les joueurs de hautbois ferment la marche et sont juchés sur
des mulets, suivis par les fidèles et les sympathisants, le
public de la lîla. Lors du parcours, les musiciens joue indéfiniment
le Rabbânî et les danseurs effectuent un mouvement en
balancier du buste d’avant en arrière tout en répétant
à voix haute « Dieu Eternel » (Allah Dâ`im).
Le cortège sillonne les rues étroites de la médina
de Meknès sous les applaudissement et encouragements des passants
et des commerçants. Le muqaddem finance lui-même l’offrande
matérielle (al-hadiyya) apporté au sanctuaire par sa
tâ`ifa : il s’agit soit d’un animal à sacrifier
(un bœuf ou une vache, mais souvent l’animal est loué
par les tâ`ifa-s en manque d’argent et n’est pas
sacrifié), soit de lustres, de tapis ou de tissus brodés
(kaswa, litt. « costume ») pour décorer le mausolée
du Chaykh al-Kâmil. Arrivée à environ une centaine
de mètres de la zâwiya, le cortège est contraint
de s’arrêter et de patienter derrière les autres
tâ`ifa-s qui se rendent aussi à la zâwiya. Débute
alors une très longue pause qui permet aux musiciens de récupérer.
Le public n’ayant pas le droit de pénétrer dans
la zâwiya, des femmes laissent des foulards au muqaddem et pour
les récupérer après leur visite au sanctuaire.
Faisant office de réceptacle de baraka, ces foulards bénis
doivent permettre de lutter contre la stérilité. Un
fonctionnaire vient ensuite prévenir le muqaddem que le mausolée
est enfin disponible. Les Aïssâwa rejouent alors le Rabbânî
et avancent jusqu’au centre de l’esplanade. Là,
face au public et sur près d’une heure, ils réalisent
la danse du Mjerred. Les danseurs, placés en arc de cercle,
font face au muqaddem qui dirige la danse sereinement. A l’inverse
des disciples présents le premiers jours, la danse de transe
reste ici très contrôlée. Seuls des cris extatiques
surgissent : « Dieu » ! (Allah) ou « L’envoyé
de Dieu » (Rassûl Allah) sont les plus fréquents.
Les musiciens sont à l’écart et jouent inlassablement
les airs mélodiques. La tâ`ifa occupe la moitié
de l’esplanade, le reste est occupé par la famille du
foyer qui les accompagne (comprenons les femmes et leurs enfants,
assistés de leurs maris ou frères) ainsi que quelques
sympathisants qui les ont rejoints sur le parcours. C’est ici
qu'a lieu le véritable spectacle et le public manifeste son
enthousiasme par des cris et des applaudissements. Certaines femmes
ont décidé de faire leur jedba, la danse d’ «
attirance ». Le geste introductif à la transe est souvent
le dénouage des cheveux. La gestuelle la plus classique est
le balancement de la tête d’avant en arrière, cheveux
dénoués, ou de droite à gauche, avec un rythme
saccadé qui s’accentue avec le crescendo de la musique.
Ces cas de figure dénotent une jedba relativement calme. D’autres
cas sont plus violents. Lorsque la femme a atteint le paroxysme, elle
peut hurler, pleurer et se rouler au sol. Les gendarmes sont très
présents sur les lieux et répriment violement les personnes
qui tentent de franchir les barrières pour rejoindre les Aïssâwa.
Pour reprendre la marche en direction du sanctuaire, le muqaddem fait
signe à ses musiciens de jouer le Rabbânî final,
thème qui leur permet de reprendre le défilé.
Ce n’est que devant la porte d’entrée de la zâwiya
qu’il fait signe à ses musiciens de stopper la musique.
Les Aïssâwa et les fidèles qui les accompagnent
se rendent jusqu’à l’intérieur du mausolée
et y retrouvent les gestionnaires, à qui ils donnent leurs
offrandes matérielles (tapis, lustres) et financières
(un pourcentage sur les recettes annuelles de la tâ`ifa). Sil
ils apportent un animal à sacrifier, celui-ci est immédiatement
immolé dans la cour intérieure et emmené à
l’abattoir pour y être dépecé. Après
une prière collective effectuée dans le mausolée
du saint, les disciples et les fidèles sont invités
par les gendarmes à quitter les lieux. Les processions des
Aïssâwa se déroulent toute la nuit et jusqu’au
petit matin. En 2003, nous avons comptabilisé la visite 9 tâ`ifa-s
lors du second jour du mussem.
Dessin de la visite des Aïssâwa le soir
du 2ème jour :
Ecoutez la procession des Aïssâwa
(rythme Rabbânî)
Le troisième jour : l'offrande du apportée roi par
les Aïssâwa du Palais Royal
Le troisième et dernier jour du mussem voit la venue de la
tâ`ifa du Palais Royal de Rabat qui se charge d’apporter
l’offrande (al-ziyâra) du roi au sanctuaire, constituée
d’un taureau (appelé « le cadeau du roi »,
al-hadiyya malakiyya) et d’une importante somme d’argent
(al-hîba malakiyya). Le défilé de ce dernier jour
tout à fait protocolaire : vers 16.00, la tâ`ifa, entourée
de personnalités officielles (hauts fonctionnaires, commissaire
et préfet) commence par jouer le Rabbânî dans l’enceinte
du Palais Royal derrière la porte de bab al-Mansûr. Les
spectateurs, attirés par la musique, se massent rapidement
sur la place Moulay Ismail pour assister à l’ouverture
des portes du Palais Royal d’où sort la tâ`ifa
entourée des militaires de la garde royale. Les musiciens rejouent
une nouvelle fois le Rabbânî sur la grande place avant
d’entamer la marche vers le sanctuaire sous les clameurs du
public. Ces sont les militaires de la garde royale qui se chargent
de guider le taureau, placé en tête du cortège.
Arrivés sur l’esplanade au bout d’une à
deux heures, les musiciens ne réalisent pas la danse du Mjerred
et sont immédiatement reçus par les gestionnaires de
la zâwiya. Le taureau est sacrifié par l’un des
descendants du Chaykh al-Kâmil dans la cour intérieure.
Le mausolée est ouvert au public mais reste étroitement
surveillé par plusieurs dizaines de militaires et de gendarmes
qui n’hésitent pas à utiliser la force pour écarter
les éventuels perturbateurs. Les fidèles se pressent
dans la zâwiya pendant que la tâ`ifa du Palais Royal quitte
les lieux. A la tombée de la nuit, le muqaddem des lieux organise
et dirige une séance de litanies collectives a cappella qui
se tient jusqu’au matin qui mène plusieurs participants
à l’extase. C’est avec cette soirée mystique
que se termine le mussem. Une semaine plus tard, la septième
suit du mawlid (qui correspond à l’attribution du nom
au Prophète), les gestionnaires nous disent qu’ils organisent,
dans le mausolée de leur ancêtre, une veillée
spirituelle au cours de laquelle les disciples chantent du samâ’
et récitent des poésies du la Burda et de la Hamziyya.
Plan de l’aménagement de la zâwiya-mère
(relevé par Mehdi Nabti, mai 2004) :
Un pèlerinage déshonorant ?
Il est significatif de noter que les étrangers intéressés
par les mussem-s seront immanquablement orientés par les offices
de tourisme officiels vers huit mussem-s particulièrement promotionnés
par l’Etat dans le cadre de plans de développement touristique.
Des agences de voyage locales organisent des excursions pour permettre
aux touristes d’y assister. Il s’agit du mussem des roses
(près de Ouarzazate, dans le sud du pays), du mussem des Touaregs
(à Tan Tan aux portes du Sahara), du mussem des fiançailles
des Aït Haddidou (dans l’Atlas), mussem des fiançailles
d’Imilchil (dans le haut Atlas), du mussem de Moulay ‘Abdallah
Amrar (à Tit, site balnéaire sur l’Océan
Atlantique), du mussem de Moulay ‘Abdallah (à Jadida sur
la coté Atlantique) et des mussem-s de Moulay Idriss Al-Azhar
à Fès et celui de Moulay Idriss Zerhoun. Malgré
le millier de mussem-s célébrés chaque année
au Maroc, seuls ces huit sont vantés dans les dépliants
touristiques marocains comme des « festivités traditionnelles
typiques » se déroulant dans des sites d’une grande
beauté. D’au autre coté, les mussem-s considérés
comme ayant une renommée nationale par les Marocains interrogés
lors de notre enquête sont ceux du Chaykh al-Kâmil à
Meknès, de Sîdî ‘Ali ben Hamdûch (dans
le Zerhoun), de Moulay Idriss à Fès et de Moulay Idriss
Zerhoun. Seuls les deux derniers sont retenus par les organismes touristiques
du pays. Pourquoi ces derniers ne promotionnent-ils pas les mussem-s
plébiscités par les Marocains (qui sont par ailleurs promotionnés
par les guides touristiques français comme des événements
caractéristiques de la vie religieuse Marocaine) ? Nous pensons
que les effets spectaculaires présents lors de certains mussem-s
tels que celui du Chaykh al-Kâmil ne reflètent pas, pour
l’Etat, l’image du Maroc authentique, malgré le fait
que les pratiques rituelles liées au mysticisme sont la réalité
d’un grand nombre de Marocains. La gestion de ce type de mussem-s
par les autorités du pays dévoile un phénomène
de honte de l’intimité, les autorités ne semblent
pas avoir grand intérêt à présenter ces rituels
extatiques aux visiteurs étrangers. La non reconnaissance de
ces faits critiques, qui dévoilent l’image d’un peuple
« barbare », devient des secrets inavouables incompatibles
avec l’image que le représentant de l’autorité
s’efforce de maintenir en public. Interdire ces manifestations
apparaît comme impossible, car trop de personnes sont engagées
dans ces pratiques. Mais l’Etat montre qu’il maîtrise
ces formes religieuses et qu’il a prise sur elles par son intervention,
d’une part, sur la nomination des membres de la hiérarchie
confrérique, et, d’autre part, sur le déroulement
des festivités.
Le déclin d'un rite ancestral
Depuis les années 1980 ce pèlerinage semble être
en déclin, le nombre de visiteurs et de processions a nettement
chuté. En 2003 nous avons comptabilisé la présence
de 17 groupes de disciples le premier jour (contre 40 en 1984 selon
les autorités), 9 le second jour et une seule le troisième.
Selon le ministère de l'intérieur le mussem attirait plus
de 100 000 personnes sur toute sa durée en 1968. En 2003, le
nombre total de visiteurs sur les trois jours est estimé à
30 000 selon les représentants des forces de l’ordre interrogés.
La majorité des visiteurs de réalisent pas d’actes
de piété rituelle, les processions des Aïssâwa
sont vues comme un spectacle de divertissement qui offre le moyen de
mieux connaître la culture du pays. De nombreux visiteurs interrogés
sur les lieux affirment que les mussem-s et les lieux saints, soupçonnés
de favoriser la débauche et le libertinage, sont volontairement
maintenus par l’Etat pour dominer la population. Certains viennent
pour manifester leur désapprobation à un rite qu’ils
considèrent comme rétrograde et éloigné
de l’islam sunnite. Les Aïssâwa, protégés
par les forces de l’ordre, sont parfois la cible de railleries
et d’actes de violence.
De plus, le groupe de musiciens fonctionnaires constitué à
la fin des années 1980 par le Palais Royal pour clôturer
le déroulement des festivités paraît remplir une
activité symbolique explicite créée dans le but
d’une réappropriation étatique de la symbolique
religieuse. Ce type d’intervention de l’Etat dans les domaines
de la vie sociale conduit à ce qu’Habermas appelle une
« reféodalisation » de la sphère publique.