Au niveau doctrinal, Muhammad ben Aïssâ
fut un chaykh continuateur qui élabora sa méthode soufie
sur la base de la tradition spirituelle historiquement précédente
: la tarîqa Châdiliyya / Jazûliyya. Sa doctrine est
tout à fait classique et caractéristique du soufisme sunnite
maghrébin. Elle se compose d’un discours théorique
où des recommendations religieuses, morales et éthiques
valident et sucitent une mise en pratique rituelle. La méthode
proposée est la récitation assidue d’invocations
surérogatoires individuelles et collectives. Le but est de permettre
à ses destinataires de vivre l’expérience terrestre
du divin tout en leur garantissant le salut extra mondain.
La théorie
Fidélité et respect du Coran
Respect, obligation et assiduité de la pratique religieuse
Respect de tous les prophètes
Imitation du modèle muhammadien (conformité à la
sûnna)
Rejet absolu de l’innovation / hérésie (al-bid’a)
Agrément de la volonté de Dieu (al-ridâ’ bî
al-qâdar)
Servir Dieu et le prophète Muhammad
Servir et défendre l’islam
Craindre Dieu
Connaître les attributs divins
Respecter de toutes les formes de vie
Respecter la nature
Aimer les gens de la foi (al-ahl al-imân)
Oublier tout de sa vie passée pour renaître dans la sûnna
Ne pas se montrer sous un aspect négligeant
Faire preuve d’humilité
Ne pas penser du mal d’autrui (al-su’zan bî al ’khalq)
Ne pas se montrer tyrannique
Ne pas se complaire dans ses actes
Ne pas se vanter
Parler avec sagesse
Utiliser le silence pour la réflexion
Faire de son regard une considération pour autrui
Mépriser l’argent et les richesses matérielles
Mépriser les mondanités
Aimer les pauvres
Eviter les libertins
Ne pas rechercher la gloire
Ne pas faire le mal et rechercher à faire le bien
Ne pas calomnier ni injurier
Protéger et défendre les musulmans
Ne pas se montrer manichéen (zindiq)
Ne pas se montrer violent par les actes ou par la parole
Etre heureux par Dieu, ses messagers, ses prophètes et ses saints
(al-walî-s)
Respecter et servir les saints de l’islam
Respecter les « ravis en Dieu » (al-majdûb-s)
Etre triste pour les actes de son ego (al-nafs)
Avoir de la décence dans l’observation
Avoir de la décence dans le regard
Avoir de la décence dans le débat
Avoir de la décence dans la discussion
Combattre la rancoeur (al-haqd)
Combattre l’envie (al-hassad)
Combattre l’étonnement / l’émerveillement
(al-‘ajab)
Combattre la non sincérité (al-riyâ’)
Combattre la fierté de connaître la science exotérique
(al-iftikhar bî al ’ilm)
Combattre son mauvais tempérament (al-su’l’khulq)
Respecter le pouvoir temporel
Combattre le plaisir du commandement (al-riyâsa)
Hospitalité, protection, nourriture et accueil de la part du
Chaykh al-Kâmil et de sa zâwiya
Baser ses efforts (al-jihâd) sur l’adoration et les louanges
à Dieu (al-dhikr Allâh)
Tenter d’atteindre la passion (al-chuq) de Dieu
Se préoccuper de Celui qui connaît le mystère (al-ghayb)
Suivre la guidance (al-hidâya) d’un Chaykh savant (al- ‘alim)
Se méfier de la propagande religieuse (al-dâ’)
Suivre celui qui a la capacité d’interpréter les
textes, le «clairvoyant » (al-basîra)
Tenir compagnie à celui qui possède la science des états
spirituels (al-‘ilm al-ahwâl)
Acquérir la science (al-‘ilm) qui rapproche de Dieu
Acquérir la science de l’unicité (al-‘ilm
tawhîd)
Acquérir la science de la connaissance (al-‘ilm ma’rifa)
Acquérir la science du débat (al-‘ilm muhâdat)
Acquérir science de la discussion (al-‘ilm mukâdat)
Acquérir la science de l’apparent (al-‘ilm zâhir)
Acquérir la science du caché (al-‘ilm bâtin)
Acquérir la science du caché profond (al-bâtin al-bâtin)
Acquérir la science de l’illumination (al-‘ilm tanuîr)
Acquérir la science la purification (al-‘ilm tathîr)
Acquérir la décence de la Présence divine (al-adâd
al-hadra)
Acquérir la décence de la réunion des disciples
(al-adâd al- mujâlassa)
Acquérir l’amour de l’âme (al-mahaba al-ruh)
Acquérir l’amour de la raison (al-mahaba al-‘aql)
Acquérir l’amour de l’ego (al-mahaba al-nafs)
Acquérir l’amour de la piété (al-mahaba al-taqwâ)
Aimer le chaykh et ses « frères » sur la voie spirituelle
Faire preuve d’assiduité rituelle dans les réunions
de disciples
Faire preuve d’abondance et de persévérance dans
la récitation des prières collectives et individuelles
Faire preuve d’abondance dans la récitation de la chahâda
(« il n’y a ne dieu que Dieu »)
Faire preuve d’abondance et de persévérance dans
la récitation de la prière pour le Prophète
Faire preuve d’abondance et de persévérance dans
la pénitence (al-istirfâr)
Comprendre profondément le sens des invocations
Régularité dans la pratique exotérique et ésotérique
Observation des commandements divins
La pratique
La pratique proposée par le Chaykh al-Kâmil
à ses disciples comprend différents types d’oraisons
surérogatoires classiques du soufisme sunnite maghrébin
: il s’agit du dhikr, du wird et du hizb.
1. Le dhikr (« se souvenir » / «
remémoration ») :
Symbolisant l’alliance passée entre Dieu
et Adam dans la pré-éternité , le dhikr est La
technique spirituelle par excellence. C’est une invocation qui
peut être à la fois individuelle et collective, silencieuse
ou sonore, et qui consiste en la répétition continue et
ininterrompue de l’un des 99 noms de Dieu ou de la chahâda
(« lâ ilâha illâ Allâh », «
il n’y a de dieu que Dieu »). Dans la pensée mystique,
cette récitation permet la purification du cœur (al-qalb)
du disciple et l’équilibre de son ego (al-nafs) afin qu’il
puisse atteindre, par étapes (al-maqâm-s) successives,
l’union avec Dieu (al-fanâ’ fî al-tawhîd).
2. Le wird (« ressource ») :
Le wird (pl. awrâd) est en général
le seul apport original d’un saint fondateur de tarîqa.
Il s’agit d’un texte compilé par le chaykh qui réunit
des incantations, des litanies, des noms divins et des passages du Coran.
C’est une invocation donnée par les responsables de l’Ordre
au postulant et qui a pour objectif de sceller le pacte d’allégeance
spirituelle (al-‘ahd) du disciple envers son maître, symbolisant
ainsi l’alliance réalisée entre le prophète
Muhammad et ses compagnons qui, en se rattachant à lui se rattachèrent
à Dieu. Cette oraison, qui doit être récité
d’une certaine manière et à des moments très
précis de la journée, ambitionne, d’une certaine
façon, l’accomplissement du dhikr. Au niveau mystique,
si le dhikr qui permet la purification du cœur du disciples, le
wird vise la transformation intérieure et profonde du disciple
au bénéfice de l’acquisition des attributs divins
afin qu’il puisse parfaire son comportement social et moral. De
ce fait, le wird est une incantation très intime que adepte doit
effectuer seul, à voix basse ou silencieusement, et qu’il
serait déplacé de réciter à voix haute lors
d’une assemblée. Dans le cas de la confrérie des
Aïssâwa, le Chaykh al-Kâmil aurait composé pour
ses disciples trois wird-s (le petit, le moyen et le grand) à
réciter après chacune des cinq prières quotidiennes.
Dans l’idéal, les aspirants doivent débuter par
la pratique du « petit wird », suivit du « moyen wird
» pour enfin terminer par le « grand wird ».
3. Le hizb "Subhân al-Dâ`im"
(« Gloire à l’Éternel ») :
Le mot hizb (pl. ahzâb) signifie « partie
d’une chose », « regroupement » et dans un sens
courant une division (le Coran par exemple est divisé en 60 hizb-s).
Dans la pratique spirituelle le hizb prend la forme d’un ensemble
composite de textes sacrés regroupant de plus ou moins longs
extraits du Coran ou de psalmodies, choisis ou composés par le
chaykh en fonction d’un sens ou de vertus ésotériques
connus de lui seul.
Le hizb Subhân al-Dâ`im (« Gloire à l’Éternel
») est souvent attribué à tord au Chaykh al-Kâmil,
le hizb Subhân al-Dâ`im est un ensemble d’incantations
diverses, une compilation de textes sacrés réalisée
sur la base de trois écrits antérieurs, à savoir
le hizb al-falâh de l’imam Jazûlî (qui correspond
aussi au hizb de la confrérie Hamdûchiyya appelé
hizb al-chaykh), une invocation de Muhammad as-Saghîr as-Sahlî
et de la jilâla de Ahmad al-Hâritî. Ce dernier texte,
qui énumère une liste de trente-huit saints appartenant
à différentes branches du soufisme, est connu des enquêtés
sous le nom des « quarante walî-s » (al-arba‘una
walîyîn). S’insère ensuite un poème
appelé « les vingt attributs » (al-‘achrîn
al-sifât) dont l’auteur est Sîdî ‘Abdelhaq
al-Qirawanî qui fut, d’après les interrogés,
l’un des élèves d’un disciple du Chaykh al-Kâmil,
Sîdî Muhammad ben ‘Umar al-Mokhtârî .
Cette poésie met en comparaison la faiblesse des attributs humains
vis-à-vis de la majesté des attributs divins. Nous avons
noté lors de nos recherches que la récitation du hizb
Subhân al-Dâ`im peut, d’une façon facultative,
être précédé d’une litanie composée
de sept prières canoniques répétées chacune
dix fois de suite et appelée « les dizaines » (al-acharat).
Pour terminer, les enquêtés récitent l’une
ou l’autre de deux célèbres litanies dont les auteurs
leur semblent inconnus. La première est appelée «
Seigneur faites nous vivre heureux et mourir en martyrs » (Rabbî
ahyina su’ada wa amitna chuhada) et l’autre est issue de
la toute fin du hizb al-chaykh de la confrérie Hamdûchiyya
et appelée « Ainsi soit-il, ainsi soit-il, ainsi soit-il,
ainsi soit-il, ô Seigneur des mondes » (Amîn, amîn,
amîn, amîn rabbî al-alamîn). La récitation
du hizb est codifiée et obéit à des règles
linguistiques très strictes et précises comme l’utilisation
d’un style vocal déclamatoire, la répétition
de certaines phrases deux ou trois fois, l’accentuation de mots.
Elle achemine toujours vers le dhikr, une séance d’invocation
collective à haute voix au cours de laquelle la chahâda,
« Il n’y a de dieu que Dieu » (lâ ilâha
illâ Allah) et le nom de Dieu, « Allâh », sont
réitérés chacun 100 fois de suite. C’est
donc ce long ensemble de diverses oraisons qui porte le nom de hizb
Subhân al-Dâ`im. Ses conditions de réalisation sont
identiques à celles de la wadhîfa rabbânîyya
(faire preuve d’une bonne intention, être sous pureté
rituelle, maintenir ses vêtements et le lieu d’invocation
propre, sans obligation de se diriger vers la qibla). Ce hizb occupe
la place centrale de la pratique spirituelle des Aïssâwa
et va même jusqu’à supplanter la pratique du wird.
Cette doctrine mystique fixe explicitement la conduite
sociale idéale de ses exécutants et constitue un véritable
traité d’ « autoperfectionnement » (selon la
notion de M. Weber) et de savoir-vivre. Les fidèles sont invités
à se soumettre, par autocontrôle pulsionnel, à des
prescriptions strictement codifiées qui normalisent le comportement
social et les actes de la vie quotidienne. Au final, la méthode
mystique aspire à « civiliser » (au sens employé
par N. Elias) ses exécutants. Les pratiques rituelles extatiques
et artistiques (musique, danses et chants) n’y sont jamais mentionnées.
Le testament spirituel (al-wassiya) du Chaykh
al-Kâmil
On dit que Muhammad ben Aïssâ ecrivit un
testament spirituel (al-wassiya) à destination de ses disciples.
sans entrer dans les détails historique de ce texte surement
apocryphe, nous notons qu'il est aujourd'hui affiché dans son
mausolée au vu et au su de tous.

Photographie du testament spirituel du Chaykh al-Kâmil
dans la zâwiya-mère de Meknès
TRADUCTION (par Mehdi Nabti)
Testament du "Maître Parfait" |
Notre "voie spirituelle" (tarîqa)
ne pénètre pas dans un cœur dur, ni dans un
corps rigide, ni dans un esprit ignorant.
La compréhension de notre méthode
n’est pas accessible par analogie. Celle-ci ne s’éloigne
pas du Livre ni de la sûnna.
Au contraire, il s’agit d’une immense
sagesse et d’un bienfait de la sûnna.
Son intention pure, inspirée par l’héritage
de tous les prophètes, est apparente et visible sur celui
qui l’adopte, selon ses propres capacités.
Alors, celui qui suit cette pratique fait partie
de notre assemblée, il est de notre responsabilité,
il nous est apparenté.
A l’inverse, celui qui, par son comportement,
ne respecte pas cet engagement, s’éloigne de notre
tarîqa. Nous ne sommes pas responsable de lui et il n’est
pas responsable de nous.
Que notre disciple (faqîr) apprenne la
politesse, qu’il évite le mensonge, qu’il soit
toujours sincère. Qu’il fasse preuve d’amour
et de générosité.
Pour ses frères, qu’il montre de
l’affection et qu’il fasse preuve de pitié.
Qu’il ne livre pas ses frères, même par mégarde.
S’il il le peut, qu’il se hâte
à donner aux musulmans, un dénouement positif [en
cas de querelle, nrd].
Par sa parole, qu’il ne le les heurte pas.
Qu’il accepte et qu’il soit satisfait
de ce que Dieu lui réserve.
Qu’il apprenne les invocations nécessaires
et les règles obligatoires de la pratique religieuse.
Et qu’il apprenne ces mots : Dieu est avec
moi, Dieu me voit, Dieu est témoin de mes actes. Dieu ne
me voit pas là où m’a interdit d’être
et il ne constate pas mon absence là où il m’a
demandé d’être.
Que le faqîr soit constant dans les prières
spirituelles (wird-s), qu’il soit toujours assidu aux assemblées
et qu’il rattrape ses obligations religieuses. Qu’il
soit irréprochable dans le monde d’ici-bas.
Qu’il se repente de tous ses égarements,
qu’il soit d’une compagnie agréable pour sa
famille et ses amis.
Qu’il assiste avec ses frères à
la lecture des litanies (hizb-s).
Et qu’à chaque instant, qu’il
redoute et craigne Dieu.
|
Mehdi Nabti